La perception comme filtre

Je note chez Henri THOMAS  (Les heures lentes, p.54):

(…) la perception est un filtre. Si nous voyions et entendions tout, nous serions anéantis. Des milliards d’étoiles se précipiteraient en nous. Nous les tenons à distance, parce qu’une perception totale nous envahirait totalement.

Je trouve cette idée particulièrement éclairante : nous ne sélectionnons pas les éléments que nous percevons, mais nous filtrons la charge qui nous envahit et qui nous briserait si le filtre n’était pas activé. Il reste alors à adapter les mailles du filet, à jouer avec la sélectivité du filtre ; à prendre le risque d’ouvrir le filtre un peu plus, pour accroître aussi largement que possible notre capacité de perception. Nicolas BOUVIER note qu’un état de fatigue extrême écarte les mailles du filet : Quelquefois, au bout de très longues marches, non pas au but, mais en vue du but, lorsque vous savez que vous l’atteindrez, se produit une sorte d’irruption du monde dans votre mince carcasse, fantastique, dont on ne parvient pas à rendre compte avec les mots. (Routes et déroutes)

On peut aller plus loin: l’expression musicale, l’émotion dite et partagée, voilà bien ce que les mots ne peuvent pas dire. Bouvier note encore : Si le langage dont nous disposons, nous mortels (…), parvenait à rendre compte de la totalité du monde sensible, ce monde disparaîtrait immédiatement.  Ici encore, les limites du dire nous préservent de la disparition. Le chant, qui précède toute parole, nous permet alors de nous rapprocher de l’énonciation du monde, à travers les émotions que la perception du monde fait éclore en nous. De la même façon que notre disponibilité – quand le filtre se distend, nous ouvre au monde un peu plus.

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Ecarter de soi …

Pour saluer la réédition des Poésies de Jean de la Croix:

Aparta de ti las cosas que no son tuyas

(écarte de toi les choses qui ne sont pas à toi)

 Dans Les dits de lumière et d’amour.

Apartar : paradoxalement, c’est l’acte poétique par excellence. Se dénuer dans l’émerveillement, se détacher dans l’approche. Sons inaudibles sous les feuilles, qui n’ont jamais eu d’accordeur.  Regarder le monde comme si rien, jamais, n’avait été écrit. [sur le site de Remue.net]

Ce vers de Jean de la Croix évoque pour moi cette ligne de Christian Bobin, qui dit la même chose. C’est la même idée, dans toute sa brièveté, qu’il complète ici. On est bien dans ce qui fonde le geste du lâcher-prise, ce geste d’écart, qui n’est ni passivité ni abandon, mais accueil. Et qui ouvre tous les possibles.

 M’éloigner assez de moi pour qu’enfin quelque chose m’arrive.

C. BOBIN, Autoportrait au radiateur, p. 64

La leçon de Doillon

Dans le bonus de son film Raja (Dvd MK2), Jacques DOILLON parle de l’interprétation et dit des choses intéressantes. Il explique qu’il n’accepte jamais de se contenter d’une démonstration virtuose de la part d’un interprète. Il dit:  j’ai toujours besoin de savoir ce qu’il y a derrière cet écran de fumée de la virtuosité, du savoir-faire. Il faut passer derrière.
Le savoir-faire technique est important, mais il ne faut pas duper le spectateur. Il importe donc d’être une personne avant d’être un personnage. Ce n’est plus une contrainte à partir du moment où l’on comprend qu’il y a un plaisir énorme à mesurer cette capacité que l’on a de se dépasser, et d’émouvoir profondément…

Cette idée m’intéresse tout à fait pour le travail musical. Si l’émotion peut être mimée – et l’on sait, par des études, que le mime d’une émotion approche des conditions de son émergence et la favorise, le fin mot de l’histoire est d’alimenter véritablement son interprétation de tout ce qui fait de chacun de nous – interprète – une personne unique. L’émotion doit être vraie. La technique – et tant mieux si elle touche à la virtuosité – est utilisée pour aider à l’irruption de l’émotion et à sa transmission, à l’échange avec l’auditeur.

Accueillir

François CHENG nous rappelle que la posture d’accueil selon Lao Tze s’exprime dans cette formule magnifique: être le ravin du monde. J’ai noté par ailleurs – du même Lao Tze, cette recommandation, pleine de sens: Aider ce qui vient tout seul.

Et dans le constat de Maurice CHAPPAZ, il y a tout un programme : Je voulais construire au lieu d’accueillir.