Trois sortes d’acteurs

Il y a plusieurs sortes d’acteurs.
D’abord ceux qui ne savent que mimer les sentiments de leur personnage.

Ensuite il y a ceux qui ont en eux une violence telle qu’ils peuvent la livrer sur scène. Ceux-là ont généralement l’air de lions en cage. Ils expriment une rage effrayante qui vous entraîne mais à laquelle il est difficile d’adhérer comme spectateur. … Ou comme partenaire.

Enfin, il y a ceux – plus rares et plus fragiles, qui trouvent en eux-mêmes les blessures et les failles qui vont les mettre à jour plus sûrement. Ceux-là vous bouleversent parce qu’ils vous offrent leur propre bouleversement. Ils vous touchent. De ceux-là, vous pouvez tomber amoureux. Brusquement, par surprise, quand votre corps s’aperçoit qu’il est littéralement transporté. Ceux-là, oui, quand vous les voyez, quand vous les entendez sur une scène, vous êtes transporté.

L’étrangère, film de Florence Colombani, à 29’15 »  (ce film est disponible sur Universciné)

Etre quelqu’un d’autre

Ce n’est pas par hasard que la formulation « être acteur » est ambigüe, polysémique. Pour être un acteur, il faut d’abord être acteur de sa propre vie, de son propre rôle, donc y être actif. C’est le travail personnel, l’engagement, la posture, …. La pratique artistique est celle d’un acteur/actif. Tout à la fois, il est manifeste que la posture du chanteur/interprète est bien à l’identique de celle de l’acteur/comédien. Comme l’écrit Richard Powers, il s’agit d’être soi-même et quelqu’un d’autre ; quelqu’un d’autre en plus de soi-même. Donc, être capable d’excéder sa singularité, en « comprenant » l’autre, au sens fort du mot compréhension, dans l’attention extrême, l’intégration du son et du sens.

Tu dois devenir le porte-parole, l’instrument d’un autre. Un autre avec ses peurs, ses besoins, différents des tiens. Si tu te renfermes sur toi-même alors l’art peut aller se faire foutre. Si tu n’es pas capable d’être quelqu’un d’autre en plus de toi-même, ce n’est même pas la peine d’envisager de monter sur scène.

Richard POWERS, Le temps où nous chantions, p. 424

Le rôle des comédiens

J’observe et j’écoute avec attention la réalisatrice Solveig ANSPACH sur Arte le 13/07/2004. Elle parle du théâtre, de la création artistique. Elle en parle très bien, avec beaucoup de sensibilité et d’intelligence. Elle dit : Il est difficile de traverser la vie comme en portant un plateau chargé de verres. 

Mais c’est précisément le rôle des comédiens, cette urgence, cette fragilité, et le mouvement de traverser notre vie/leur vie avec ce risque.

Il faut abdiquer l’intelligence

Qu’un homme, qu’un acteur aussi fin que Fabrice Lucchini rapporte ainsi la règle d’un de ses maîtres, Louis Jouvet, aurait de quoi nous étonner. Pourtant, tout est juste dans ces citations, de Jouvet, de Bouquet, mêlées au fil de l’entretien entre Lucchini et Laure Adler (France Inter 10 octobre 2007), au point où l’on finit par ne plus savoir exactement lequel des deux il est en train de citer…

Je prends des notes.

Jouvet.
Sur le souffle:  Épuisez la phrase (au sens physique du terme). Pour être comédien, il faut abdiquer l’intelligence. Ton intelligence est superflue. Il faut vivre la passion de l’acteur.

Bouquet.
C’est l’auteur qui joue la comédie. Et l’auteur ne peut pas venir la jouer sur le théâtre ! Mais c’est lui qui est en cause, c’est lui qui est l’intérêt du théâtre. L’acteur ne sert que d’intermédiaire entre la parole de l’auteur, son sentiment des choses, sa manière de voir le monde, le caractère universel de sa pensée, etc, … véhiculés par l’acteur qui les transmet, lui, au public. L’intérêt réel de l’acteur n’est pas de montrer ce qu’il en pense. C’est bien l’auteur qui joue à travers l’acteur.

Jouvet.
Le comédien s’élève, par une lente insinuation, à l’altitude du personnage dont il a la responsabilité mais qu’il n’a pas à incarner. Tu n’as pas à marcher, tu dois te mettre dans les pas, tu dois chercher dans ton travail les pas tels qu’ils ont été faits. C’est une force en mouvement.