Faire le tour du globe ?

Lorsque j’ai commencé à écrire en allemand, distinguer le ciel d’un ciel était pour moi un problème grammatical. Comment savoir qu’une chose existe une fois ou plusieurs ? Pour être certain de la singularité d’une chose, il faut une vue d’ensemble sur l’univers entier. J’apprenais en cours de langue qu’il faut écrire « une porte » quand il y en a plusieurs autres, tandis que s’il s’agit de la porte d’entrée, je peux écrire « la porte d’entrée ». Comment puis-je vraiment savoir s’il y en a une autre ou si celle que j’ai devant moi est bien la seule ? Faut-il commencer par fouiller l’immeuble entier ? Faut-il, à chaque fois qu’on doit décider de l’article à employer, faire le tour du globe en bateau pour contrôler l’ensemble ?

Pour moi, écrire en allemand, c’est faire comme si s’offrait à mes yeux une image du « tout ». Il faut aussi garder une vue d’ensemble sur le temps. Et pour cela, le temps doit avoir un début et une fin. Le lapin d’hier, une fois qu’il s’est montré dans le texte, s’appelle le lapin et pas un lapin. Mais les lapins sont connus pour se multiplier rapidement et partout. Comment savoir si le lapin que je vois est le lapin ? Et comment en irait-il autrement chez les dieux ? Eux aussi se multiplient vite et partout, sinon il n’y aurait pas tant de dieux rien qu’au Japon.

Yoko TAWADA, Trois leçons de poétique, p. 24

Esperar

Traduire – et il faut à ce sujet lire et relire tout ce qu’a pu dire Antoine Berman – ce n’est pas verser, ce n’est pas faire de la version, c’est esperar, c’est attendre et espérer que la langue se donne, qu’elle vienne à elle-même par le travers que lui ouvre l’autre langue.

Jean-Christophe Bailly, Le propre du langage, Seuil, p.127

Le langage dominant

Le langage dominant … et ses conséquences.

Margaret Thatcher1: Au 21e siècle, le pouvoir dominant est l’Amérique, le langage dominant est l’anglais, le modèle économique dominant est le capitalisme anglo-saxon.

Il est intéressant de noter l’articulation entre la langue et le modèle économique, le modèle de civilisation, et de voir comment et pourquoi les 3 dominations peuvent être funestes pour le destin du monde.

Après le petit-déjeuner, accompagné de quelques bris de vaisselle, monté sur le pont. De l’eau tout alentour – a lot of water, comme disait l’Américain qui trouvait la passerelle, à Port-Saïd, very clever. Façons de parler qui dénotent une certaine charpente, un laconisme dans la perception, et aussi dans les problèmes du sentiment. D’où, entre autres, le charme de la littérature américaine, surtout dans le dialogue. Les mots se changent en monnaies usées, qui peuvent entrer dans certaines fentes, en monosyllabes. Ils ont la valeur de jetons. C’est pour de telles raisons que dans les querelles mondiales, je parie plutôt sur les Américains que sur les Russes, déjà entravés par l’écriture cyrillique.

Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface I, p. 64

Outre leur langue maternelle, les collégiens apprenaient jadis une seule langue, le latin : moins une langue morte que le stimulus artistique incomparable d’une langue entièrement filtrée par une littérature. Ils apprennent aujourd’hui l’anglais, et ils l’apprennent comme un espéranto qui a réussi, c’est-à-dire comme le chemin le plus court et le plus commode de la communication triviale : comme un ouvre-boîte, un passe-partout universel.[foot]Je souligne.[/foot]Grand écart qui ne peut pas être sans conséquences : il fait penser à la porte inventée autrefois par Duchamp, qui n’ouvrait une pièce qu’en fermant l’autre.

Julien Gracq, dans un texte inédit, sur le site des éditions José Corti.

Langue d’ici

Jacques Derrida1 rapporte comment Adorno appelle à la vigilance – cette veille du veilleur infatigable – contre le narcissisme collectif d’une métaphysique de la langue.

Son plaidoyer devrait être exemplaire aujourd’hui pour tous ceux qui cherchent, dans le monde, mais en particulier dans l’Europe en construction, à définir une autre éthique ou une autre politique, une autre économie, voire une autre écologie de la langue ; comment cultiver la poéticité de l’idiome en général, son chez soi, son oikos, comment sauver la différence linguistique, qu’elle soit régionale ou nationale, comment résister à la fois à l’hégémonie internationale d’une langue de communication (pour Adorno, c’est déjà l’anglo-américain), comment s’opposer à l’utilitarisme instrumental d’une langue purement fonctionnelle et communicative sans pour autant céder au nationalisme, à l’État-nationalisme ou au souverainisme de l’État-nationaliste, sans donner ces vieilles armes rouillées à la réactivité identitaire à toute la vieille idéologie souverainiste, communautariste et différentialiste ?


Une histoire singulière a exacerbé chez moi cette loi universelle : une langue, ça n’appartient pas. Pas naturellement et par essence. D’où les fantasmes de propriété, d’appropriation et d’imposition colonationaliste.

J.Derrida, Apprendre à vivre enfin, p. 39