Le grand menteur

Jusqu’à présent, c’est comme si je n’avais pas eu le sens du mensonge. Mais je vais me mettre à mentir. Je crois que c’est très profitable à l’âme. Ils mentent tous autour de moi, très naturellement. (Enfant, j’ai menti. Nécessité momentanée, ça ne compte pas.)

Henri Michaux, Ecuador, p.49

J’ai longtemps été un lecteur assidu de Jean Giono. Je pense avoir collectionné tout ce qu’il a signé, à peu de choses près. J’aime chez lui cette habileté à nous mener à travers des récits elliptiques où les histoires familiales, les liens de parenté, les rancoeurs ancestrales comme les amours interdites, les itinérances à travers le haut pays provençal tissent de mystérieux entrelacs dans lesquels, délicieusement, il nous perd. J’aime tout particulièrement les soixante-dix pages du Bestiaire 1, où il est le plus merveilleux des menteurs. C’est là le plus grand recueil de mensonges et d’impostures – les Marginalia sont remplis de citations apocryphes, de pure imagination, mais géniales d’authenticité, à la marge, sur le fil, presque authentiques, avec juste ce qu’il faut pour instiller le doute, … et donner au lecteur un frisson délicieux devant tant de duplicité et de virtuosité à la fois, toutes deux nourries d’une profonde érudition doublée d’une insatiable imagination. Et j’aime à sentir, sous le mensonge, le plaisir évident dont Giono lui-même jouit à nous tromper … Sa propre jouissance étant sans aucun doute le moteur le plus puissant, comme on le sait.

Et Vassilis Alexakis lui aussi, dans un récent entretien, rappelle qu’il a toujours voulu, dès l’enfance, bien avant de se déterminer à être romancier, devenir celui qu’il nomme le grand menteur.

Les anticorps

Il me semble, parfois, qu’une épidémie de peste a atteint l’humanité dans sa fonction la plus caractéristique, l’usage de la parole ; cette peste langagière se traduit par une moindre force cognitive et une moindre immédiateté, par un automatisme niveleur qui aligne l’expression sur les formules les plus générales, les plus anonymes, les plus abstraites, qui dilue les sens, qui émousse les pointes expressives, qui éteint toute étincelle jaillie de la rencontre des mots avec des circonstances inédites. Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas de savoir s’il faut chercher les origines de cette épidémie dans la politique, dans l’idéologie, dans l’uniformité bureaucratique, dans l’homogénéisation que provoquent les médias, ou dans la diffusion par l’école d’une culture moyenne. Ce qui m’intéresse, ce sont nos chances de guérir. La littérature (et elle seule, peut-être) est en mesure de créer des anticorps qui s’opposent au développement du fléau.

Italo CALVINO, Leçons américaines1, p. 99

La littérature / Bergounioux II

La littérature ne vaut pas une minute de peine si elle produit des objets tiers pourvus de propriétés esthétiques, formelles, qu’on peut se borner à admirer mais qui sont, comme dit Montaigne, sans nuisances et sans conséquences.Pour moi, la littérature, ça aide à vivre, ça clarifie l’expérience par définition ombreuse, douloureuse, énigmatique qui est la nôtre.

Pierre BERGOUNIOUX, interview dans l’émission Des mots de minuits, France2, 11 avril 2012

Le roman de Dhôtel

Il y aurait tant à dire sur l’art très particulier de André Dhôtel. Je note déjà ceci, très vite [dans l’émission Une vie, une oeuvre, F.Culture, 2/01/2011]:

Il s’agit d’écrire et de raconter en ignorant toute ordonnance pour tâcher de saisir tout au moins des aperçus, rien que des aperçus.

(Dhôtel ajoute: ces minces ouvertures lumineuses qui étaient, chez Rimbaud, des visions éclatantes.)

Attendre des fissures par lesquelles le sens se manifeste.

Ou encore ceci :

Ecrire, pour trouver je ne sais quelle réponse à je ne sais quelle question.

Etc. A suivre …