Nos déprédations…

Il est bien sûr parfaitement prévisible que le poids du contenu de votre existence va déterminer vos préoccupations présentes, et vous êtes tout à fait impuissant face à cet ensemble de souvenirs et d’idéaux. Vous savez très bien que, selon notre propre vision de myope, seules les étoiles sont à l’abri de nos pulsions destructrices. Nous ne constituons qu’une seule espèce sur un total estimé à cent millions. Bon nombre d’entre nous ont pris plaisir à savourer notre domination sur toutes ces espèces. En fait, nous avons créé certains aspects de la religion pour nous rassurer et nous convaincre que nous avons raison de souiller toutes ces autres espèces à notre guise. Nous avons organisé une théocratie virtuelle du viol de la terre qui garantit le caractère acceptable, sinon sacré, de toutes nos déprédations. Je me rappelle que ceci est le monde dans lequel je vis. Je connais tous les détails. Rien n’a changé depuis que Mark Twain nous disait que le Congrès abritait les seuls vrais criminels de notre pays. Ces politiciens ont organisé leur propre jeu de canasta dans lequel la terre elle-même constitue un facteur parfaitement dérisoire.

Jim Harrison, En marge

Les arbres qui dansent

Il existe des arbres qui marchent ou des plantes qui n’ont qu’une feuille. J’évoque aussi une plante qui danse : la Codariocalyx motorius. Je l’ai observée dans un jardin botanique chinois, près de la frontière avec le Laos. Dès qu’il y a des sons, les folioles latérales de chaque feuille bougent. J’ai rapporté des graines au jardin botanique de Saint-Jean-Cap-Ferrat. Au départ, l’équipe scientifique du jardin était plutôt sceptique sur cette capacité de la plante à danser et pensait que ses mouvements étaient dus aux courants d’air engendrés par le souffle de la voix ou le battement des mains. Mais ils ont pu constater que la plante dansait au son d’un poste de radio. C’est encore un mystère, on ne sait pas pourquoi cette plante bouge. Son mouvement implique la présence de capteurs sonores, ce qui est très surprenant pour une plante. Depuis, j’ai pu constater que cette plante avait besoin d’entraînement, il faut la faire danser très tôt et entretenir cette faculté régulièrement en lui donnant des sons ou même de la musique.

Francis Hallé. Dans un entretien paru le 29 décembre 2016 (Libération), à l’occasion de la publication de son Atlas de botanique poétique (Arthaud).

Le pays du présent

(…) Le pays du passé regorge en effet de lieux riches en enseignement.

On rencontre également bon nombre de ces endroits dans le pays du présent, autant d’objets matériels et de régions, naturellement constitués ou bâtis par l’être humain, dont la myriade d’agencements locaux façonne les environnements de la vie quotidienne. Mais ici, maintenant, dans le monde en cours accompagné des ses préoccupations et perspectives actuelles, ces lieux ne sont pas considérés comme des souvenirs du passé. Lors des rares moments où l’on daigne y prêter attention, on perçoit au contraire ces lieux à l’aune de leurs aspects extérieurs – comme des lieux familiers déterminés par leur surface manifeste -, et à moins que ne survienne un événement qui viendrait ébranler ces perceptions, ils demeurent perpétuellement livrés à eux-mêmes. Puis un événement survient bel et bien. Peut-être remarque-t-on un arbre récemment tombé, une trace de peinture écaillée, ou encore une maison qui se dresse là où il n’y en avait pas auparavant – toute perturbation, qu’elle soit significative ou infime, témoignant du temps qui passe -, et un lieu révèle alors les relations qu’il entretient avec des événements passés. A cet instant précis, lorsque l’étau des perceptions ordinaires se desserre peu à peu, une frontière est franchie et le paysage se met à changer. Notre état de conscience s’est modifié, et ce lieu désormais transfiguré par l’évocation d’une époque plus lointaine revêt subitement une apparence inédite et incongrue.

Keith BASSO, L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert, p. 26

Pour moi, l’écho avec Annie Dillard [Le présent], Henri Thomas [La perception comme filtre].

La nuit

Que devient cette clarté surnaturelle lorsque l’obscurité et la nuit tombent sur les âmes ? Clic – les étoiles explosent au-dessus du peigne de la montagne. Une, deux, puis d’autres. D’abord les plus dures, les blanches pointues comme des couteaux d’un acier surnaturel, jusqu’aux plus infimes enrobées dans l’obscurité comme les pierres recouvertes de vase dans la rivière.

Que devient cette lumière qui, telle la lampe torche du gardien de nuit, devrait tomber sur les dormeurs, les fourbus, sur ceux qui ne sont plus conscients, enfermer leurs coeurs dans son cercle doré pour qu’ils aient la force de se lever le matin et de tout reprendre depuis le début ? La carte noire de la nuit se déploie au-dessus des horizons. Les pics et le tours ne sont pas suffisamment durs pour les transpercer. Les villages sont des pansements sur la joue de la Terre, les routes des égratignures, les villes une heure après minuit des éruptions de boutons, et trois heures avant l’aube, rien ne présage la résurrection ou le pardon, bien qu’il y ait plus de ciel que de terre. Nuit, nuit, nuit, le forgeron Kruk dans son sommeil raconte une histoire sans fin, aussi longue que la vie de tous les hommes, comme s’il voulait tout confesser, tout, tout ce qu’il a vu ou entendu, confesser toutes ses actions, bonnes, mauvaises ou neutres, puisque la vie est probablement une variété de péché, ça on peut l’oublier le jour, mais la nuit est sans pitié; Lewandowski le sait, Gacek et Edek aussi, tout le monde le sait, quand la raison dort, les actions passées ou futures tombent sur la poitrine de leur poids inexprimable. Le coeur bat à peine, s’immobilise presque, pompe difficilement le sang pétrifié, même la plus petite goutte de clarté ne parvient pas à diluer la matière densifiée de la peur, et la seule chose à faire est d’attendre que la peinture bleu marine de l’aube recouvre les vitres. C’est tout.

Andrzej Stasiuk, Seconde nuit, in Contes de Galicie.