Les coups de sifflet du réel

Je comprends ce que Jean-Christophe BAILLY [Tuiles détachées, p.71] décrit si bien quand il parle de ces coups de sifflet qui, de différents points, sont lancés par le réel lui-même.

Et je sens une grande proximité avec lui dans la suite de son propos:

Et ces appels, du moins ceux que j’entends et auxquels je prête attention, loin de provenir d’une seule direction, proviennent d’à peu près toutes; loin aussi de ne consigner qu’un domaine d’étude ou d’attention, ils en concernent beaucoup. Dès lors, ce qui s’ouvre au-delà de la séduction propre à chacun d’entre eux, c’est un tourment. Incapable en effet de résister à la multiplicité de ces appels distincts et éloignés les uns des autres, je me suis retrouvé bien souvent écartelé entre eux: n’étant spécialiste dans aucun domaine, je me suis jeté autant qu’il était possible dans des directions opposées, sans doute à terme réconciliables, mais le malheur est que ce terme lui-même dépasse de loin les possibilités d’une seule vie.

Il poursuit [p.74]: (…) il me semble que le réseau qui naît de ces distances, fût-il distendu, est pour moi le seul viable et que le « noyau dur » de ce que je recherche gagne en consistance à être ainsi approché et perdu par des voies diverses.

Les polyphonies du monde

Trop souvent, on ne vit pas. (…) Il est vrai que nous accordons bien rarement au monde la présence fervente et inconditionnelle qu’il attend et mérite. Nous prêtons une oreille distraite, une perception monodique à la polyphonie de ses menaces ou de ses liesses. Par insuffisance centrale et prudence nous nous tenons à distance de ces vastes zones magnétiques où une héraldique secrète que notre incuriosité nous dérobe se manifeste, où justement ces polyphonies résonnent. Pour retrouver le chemin de ces champs de force, chacun a son itinéraire et ses « sésames »: l’opium, l’absinthe, l’érotisme, l’ascèse, l’écriture ou l’errance, aucune de ces démarches ne possédant d’ailleurs le droit de toiser et d’exclure les autres.

Nicolas BOUVIER, Œuvres complètes, p. 1054

Voici ce que je comprends comme le fondement de la démarche intellectuelle: celle de l’insatiable curiosité dont il est ici question. Et la racine aussi de toute démarche artistique. La question qu’il éveille alors: comment entrer dans ces « vastes zones magnétiques », quel sésame prononcer pour pénétrer la richesse du monde, pour ne pas rester en superficie comme un simple spectateur – même émerveillé – mais y prendre place comme acteur et praticien ?

Babel

La tradition nous enseigne que le châtiment de Dieu, face à l’orgueil des hommes, fut de les jeter dans la confusion de la pluralité des langues – ils ne se comprenaient plus et leur ouvrage commun fut anéanti.

Nicolas BOUVIER (dans L’Echappée belle) rapporte la tradition juive hassidique selon laquelle les hommes – parlant à l’origine tous la même langue, se plaignaient dans un même élan monotone. Mais plus personne ne prêtait attention à l’autre. Pour échapper à l’indifférence et à l’ennui, les hommes se lancent alors dans la construction – chantier inepte ! – de la tour de Babel. Dieu, dans son infinie miséricorde, aurait alors créé langues, dialectes et patois pour réveiller une curiosité qui s’était éteinte.