L’hommage au rocher

Pour dominer l’univers naturel, l’homme occidental s’est séparé de lui. Cette attitude héroïque, agressive et conquérante à l’égard de l’environnement est bien illustrée par l’exemple dans l’art des jardins classiques (…) où la nature est soumise, déformée, violée, réduite et taillée de façon à devenir entièrement conforme à une géométrie et un dessin que lui impose l’homme. Dans une telle perspective, rigoureusement anthropocentrique, les formes et les motifs naturels, non façonnés de main d’homme, et dont la complexité mystérieuse ne reflète celle d’aucun cerveau, acquièrent automatiquement quelque chose de menaçant. Leur autonomie hermétique limite et met en question l’empire de l’esprit humain. Les Chinois, eux, avaient renoncé à dominer la nature afin de demeurer en communion avec elle. (…) On pense aussitôt au geste exemplaire de Mi Fu, représentant admirable et typique de l’esthétique chinoise à son point d’apogée (XIe siècle) : Mi, arrivant au poste de l’administration provinciale où il venait d’être nommé, mit ses vêtements de cour, mais au lieu de faire d’abord sa visite de courtoisie au préfet local, il alla présenter ses hommages à un rocher célèbre pour ses formes fantastiques.

Simon LEYS, La forêt en feu, in Essais sur la Chine, p.585-586

Ne rien faire … ?

Une façon de comprendre le « lâcher-prise », dans la perception chinoise de l’efficacité. C’est une approche féconde pour le travail musical, et singulièrement le travail vocal.

François JULLIEN, dans sa Conférence sur l’efficacité, p. 53, explicite ce qu’on doit entendre par le « non agir »:
Ne rien faire mais que rien ne soit pas fait, ou encore Ne rien faire de sorte que rien ne soit pas fait.

L’adresse

Où il est question de l’adresse :  à qui s’adresse mon cri ? à qui s’adresse ce geste de création, ce foisonnement de l’écriture, ce mouvement, ce pas de danse, cet élan du corps, cet envol de la voix, cette poussée du souffle ?

L’homme qui s’écrit/s’écrie: l’homophonie n’est pas neutre. Et le cri, c’est bien plus que l’adresse à un public. Maurice CHAPPAZ écrit quelque part (A-Dieu-vat, p. 179), que l’homme qui écrit appelle sa mère aussi.

Il est curieux de noter que plusieurs auteurs, aussi différents que Chappaz, Vonnegut ou Lu Xun, pressentent une adresse similaire: celle qui va au public d’une seule personne.

Je soupçonne que toute création qui possède une unité vraie et une harmonie bien à elle est le fait d’un artiste ou d’un inventeur qui a dans sa tête une personne bien précise qui lui sert de public.

Kurt VONNEGUT, Le cri de l’engoulevent, p.24

La création, même quand elle n’est qu’un épanchement du coeur, souhaite se trouver une audience. La création est sociale par définition même. Mais elle peut fort bien se contenter d’un seul lecteur : un vieil ami, une amante. (LU XUN, cité par Simon LEYS, in Écrits sur la Chine, p. 715)

Le palais du lecteur

Le palais du lecteur est plus durablement bâti que tout autre. Il survit aux peuples, aux civilisations, aux religions, à la langue elle-même. (…) Le portail demeure ouvert sur le monde magique. Je crois avoir déjà mentionné quelque part ce sage chinois qui attendait, dans une queue de condamnés, le moment de son exécution, plongé dans un livre, tandis qu’en tête de file, les chefs tombaient. Tout en suivant le mouvement, il s’était absorbé dans son texte comme Archimède dans ses cercles — un Occidental, ému par ce spectacle, obtint sa grâce. Le sage le remercia courtoisement, referma son livre et quitta sans le moindre signe de surprise le lieu d’exécution. Le plus souvent, le lecteur est distrait, non qu’il soit de force à résister au monde, mais parce qu’il le prend moins qu’un autre au sérieux.

Ernst JÜNGER, L’Auteur et l’écriture, p.190