Traduire du chinois

p1030753Traduire du chinois, pour moi, qui n’en connaît pas un seul mot, qui n’en déchiffre pas un caractère, c’est bien cela, participer à l’entretien infini, répercuter, en le remodelant, l’écho d’une ombre, un écho qui n’existe lui-même que dans son mouvement et dans sa lumière. Essayer d’être à la lisière et au cœur à la fois, juste un instant, comme un possible parmi des dizaines d’autres.

André MARKOWICZ, Partages 2, p. 159

πρóληψις / prolepse

(…) En ce point précis, s’attache l’horizon et se crée, dans le cerveau, un lien qui, sans cela, ne se serait jamais noué. Il n’est pas seulement question de nourrir la pensée, mais d’établir des liens nouveaux à partir de l’existant. Un artiste est peut-être quelqu’un qui en raison de sa sensibilité, pressent que s’il va dans telle direction, se planter des heures devant tel tableau, écouter en boucle telle oeuvre musicale, voir telle sculpture, lire tel livre, voir tel océan, tel volcan, tel pays, telle personne, à tel moment et pas à un autre, un lien s’opérera dont il devine qu’il lui est nécessaire – vital, devrais-je dire, et qui sans cela, ne se serait jamais noué.

Nadine Ribault, Carnets des Cornouailles, p. 48

Encore une fois, les liens, les échos, mais ici – avec quelque chose de plus: cette notion de l’anticipation, de la prescience, de l’intuition. Non seulement, la faculté de voir et d’entendre ces fameux coups de sifflet du réel, mais de les imaginer, de n’imaginer qu’eux, de ne pas pouvoir envisager autre chose que ce principe, et s’y soumettre complètement.
N. Ribault ajoute:  C’est un savoir d’une force extrême.

Prolepse [subst.féminin]: (…) les principes que l’âme contient originairement, et que les objets externes réveillent seulement dans les occasions / des assomptions fondamentales, ou ce qu’on prend pour « accordé d’avance ».
Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie.

L’action de l’oeuvre d’art

Entraîner avec force l’esprit hors des sillons où il chemine habituellement, l’emporter dans un monde où cessent de jouer les mécanismes des habitudes, où les taies des habitudes se déchirent, et de manière que tout apparaît chargé de significations nouvelles, fourmillant d’échos, de résonances, d’harmoniques, là est l’action de l’œuvre d’art. Commotionnées par ce choc reçu, hérissées par ce dépaysement comme un porc-épic attaqué qui dresse toutes ses épines, toutes les facultés de l’esprit s’éveillent, toutes ses cloches se mettent à sonner.

Jean DUBUFFET, Prospectus et tous écrits suivants, in L’homme du commun à l’ouvrage.

La Rivière

Depuis plusieurs années, je passe une partie de l’été dans un tout petit village, aux confins du Tarn et de l’Aveyron, accroché aux coteaux abrupts qui dominent la vallée du Viaur et celle du Lézert. Cet été, je reprends la lecture de La nouvelle chronique fabuleuse (André Dhôtel) et je tombe sur un passage1 dans lequel je reconnais immédiatement cet endroit magique. C’est comme si j’étais entré par effraction dans le récit. Il y a de ces coïncidences, de ces échos étonnants dont notre vie est pleine.

   Il existe des lieux où tous les mots deviennent plus humbles que ceux pour demander un petit pain chez le boulanger,  peut-être à cause du silence exceptionnel qui règne alentour et reprend à lui aussitôt nos plus éloquents bavardages. Nous avons su tout de suite, Martinien, en arrivant à l’extrémité de ce hameau, que nous nous trouvions dans un tel lieu, et nous nous sommes arrêtés pour regarder les choses.

La route tournait à angle droit devant une haie. Vers la gauche c’étaient des prairies et des bois. A droite une maisonnette dont le pignon touchait la haie. Pas loin de la maisonnette un sentier suivait un mur bas pour se perdre dans le vide d’une vallée et d’un ciel. Ce petit ensemble, on avait l’assurance de plus en plus vive qu’il n’était pas situé. Comme s’il s’était détaché de toute la contrée. Peut-être cela était dû au déséquilibre entre les prés bien établis sur le plateau et l’espace incertain de la vallée et du ciel de l’autre côté. Mais je crois plutôt qu’à des moments il y a une rupture qui rejette à leur solitude certains fragments du monde, comme s’ils étaient devenus inutiles ou superflus.