L’expérience esthétique

Je n’hésite pas à citer intégralement cette page de Claude LOUIS-COMBET, tirée d’un article majeur, intitulé Comme pour tenter de dire l’être-en-suspens, publié par la revue Conférence [n°30-31, 2010]. J’y ai lu l’expérience qui fonde une vie entière, le sentiment de la beauté du monde et le goût pour toutes les manifestations foudroyantes d’émotion de l’art et de la nature. Je m’y retrouve complètement, dans l’illimitation de la surprise, de la reconnaissance et de la soumission.

De la vastitude du sentiment océanique de la beauté du monde – aurore et crépuscule, paysages des lointains, déchaînements météorologiques – se dégagea, comme une création du coeur et de l’esprit, le goût majeur, appelé à devenir essentielle passion, pour les formes de l’art. Des couleurs, des reliefs, des rythmes, des figurations, des matières, des assonances et des dissonances, composés à l’infini, dans l’inépuisable variété des genres et des styles, emplissaient le champ toujours ouvert et toujours neuf de l’admiration et quelquefois, avec une fulgurance proche de l’émotion d’amour, dispensaient des instants de pur ravissement. Alors, dans la présence aspirante et fascinante d’une peinture ou dans le vertige d’un moment musical, la conscience du temps retient son souffle, elle se laisse envahir et déborder, la présence à soi est suspendue, possédée, dans l’intime et jusqu’au plus infime, par cette Présence, d’un autre ordre, de beauté et de forme, dont les limites mêmes, d’espace ou de temps, s’abolissent, un instant, dans l’illimitation de la surprise, de la reconnaissance et de la soumission. Pour ceux que l’extase, au sens mystique du terme, n’aura jamais visités, l’expérience esthétique révèlera, mais au plus haut de sa rareté, ce qui s’en approche le plus. Elle pourra, dans toute la longueur du temps retrouvé, accorder, ne serait-ce que par le souvenir d’émotions anciennes, restées uniques dans l’existence, sa manière de lumière intérieure, à peu près suffisante pour que, même privée de sens, la vie continue de se garder en son attente.

KUP TALDEA

Au Florilège vocal de Tours, 2010.

Nous sommes quelques amis, nous descendons du Nord pour le rendez-vous annuel du Florilège. Nous y venons depuis quelques années déjà. Et nous y avons entendu des prestations jubilatoires, étonnantes, magnifiques, émouvantes. Ce vendredi 28 mai 2010, en fin d'après-midi, nous voilà dans la salle du théâtre de Tours. Assis au premier rang, tout au bord de la scène, en prise directe avec le choeur, nous écoutons quelques prestations qui nous déçoivent un peu. Et puis arrive l'ensemble KUP Taldea (de Tolosa, au pays basque espagnol), dirigé par Gabriel Baltes. En un instant, l'émotion est extraordinaire: nous sommes entrés brusquement dans une autre dimension, la musique vient d'apparaître, le concours a commencé ! Tout de suite après, les questions se bousculent: d'où vient la différence ? le souffle ? le geste libre, la posture des chanteurs ? leur concentration ? leur capacité à être ancrés, centrés sur la musique et sur eux-mêmes, dans la jubilation partagée d'être des chanteurs, des musiciens véritables, au plus profond de la compréhension musicale ? Quel est le ressort caché de ce miracle, qui nous laisse émerveillés ?  Bien sûr, il y a des critères objectifs: l'émotion seule ne décide pas tout, et certainement pas de l'avis du jury qui, 48 heures plus tard, attribuera le Grand prix de la ville de Tours à l'ensemble KUP Taldea. Il y a la qualité des voix, la souplesse et la virtuosité, la capacité à mobiliser les énergies dans un ensemble, dans une communauté, la vision interprétative du chef, qu'il fait partager, et qui nous rend cette musique si proche, si évidente. Mais la recherche qui fait l'objet de tout mon parcours de chanteur, de chef de choeur, de formateur est ici illustrée avec une totale évidence: comment comprendre, éclairer, formuler et transmettre ce qui se passe dans la relation (mystérieuse, vraiment ?) entre la subjectivité la plus intime, la plus profonde (celle qui se manifeste dans le chant individuel, par la voix, par l'expression d'une musicalité singulière) et ce qui est de l'ordre du collectif, de la communauté - tant à l'intérieur d'un ensemble, dans la capacité à être en connivence musicale, dans la capacité d'écoute et d'empathie, qu'avec un auditoire, avec un public ?

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La drôlesse

En 1979, j'ai vu - sur l'écran d'une minuscule télévision Sony en noir et blanc, le film de Jacques Doillon, La drôlesse. J'étais chez mes parents, à Profondeville, quelques semaines avant de partir à Zagreb pour une année d'études. J'ai le souvenir précis de l'émotion qui m'a saisi ce soir-là. Le film était diffusé en toute fin de soirée, la maison était endormie, j'étais seul et je découvrais Doillon dont je ne savais rien. Et je suis resté plus seul encore dans la nuit et bouleversé par la dernière scène du film: On dirait que je suis morte.

Vingt-cinq années plus tard, je tombe sur l'édition du coffret de DVDs consacré aux films de l'enfance: La drôlesse, Ponette, Un sac de billes, La vie de famille (MK2, 2004). Je retrouve La drôlesse. Et l'immense émotion que ce film avait soulevée en moi. Soudain plus forte encore en voyant, dans les bonus du DVD, l'interview de Dominique Besnehard, qui à l'époque - avant de jouer le rôle de l'instituteur - avait été chargé de trouver les interprètes du film. Il raconte la découverte de "Mado", la jeune "drôlesse" , dans une école de village. Il parle de sa famille, de son histoire et puis - à ma grande stupéfaction - de sa mort. Et c'est le choc, de découvrir tout à coup que la réalité a rejoint la fiction: Mado est partie, dans la réalité, comme elle voulait le faire tendrement croire dans l'histoire. Mais elle n'a pas fait "comme si". Elle est morte pour de vrai, bêtement, par manque de soins, d'une leucémie foudroyante. Son absence signe une perte irrémédiable.

Le travail de deuil / incarnation

Le discours de l’historien reconduit les morts, les ensevelit. Il est déposition. Il en fait des séparés. Il les honore d’un rituel qui leur manque. Il les pleure. Car toute quête historique cherche  à calmer les morts qui hantent encore le présent et à leur offrir des tombeaux scripturaires. L’histoire est aussi une des modalités du travail de deuil, tentant d’opérer — avec bien des difficultés de tous ordres — l’indispensable séparation des vivants et des morts.

Annette WIEVIORKA, Auschwitz 60 ans après , pp.280-281