Fleckerlteppich

En écoutant Ruth Vogel-Klein, lors d’une conférence qu’elle consacre à W.G.Sebald, je note que l’intérêt, le plaisir inouï de la lecture de Sebald se trouvent précisément dans la faille, dans le tremblement qui nous fascine, dans le fait d’être abusé, trompé, d’être séduit par une histoire. Et, comme un enfant, nous sommes pris d’un frisson délicieux, de ce tremblement furtif de l’incertitude: nous nous enfonçons avec bonheur dans une « fiction » parfaite tout en devinant que tout ceci est à la fois (mais comment distinguer le vrai du faux ?) une vérité historique et un conte fabuleux. FleckerlteppichC’est le plaisir de l’enfant à qui on raconte une histoire pour s’endormir – une histoire qui peut d’ailleurs le tenir longtemps merveilleusement éveillé.

Et les adultes que nous sommes devenus sont pris de vertige: tout est vrai ? – Sebald truffe son récit de témoignages en cascade, de photos, de documents, … dont nous soupçonnons pourtant le caractère fabriqué, ce qu’une étude rapide confirmera. Mais je choisis d’en rester à la première croyance, c’est la plus douce.

Le « tissage » effectué par Sebald dans tous ses textes, entre réalité et fiction (ou pseudo-réalité et pseudo-fiction, récit dans le récit dans le récit … à perte de vue), renvoie à sa Bavière natale, où l’on continue de tisser ces « Fleckerlteppich », constitués d’une multitude de chutes de tissus multicolores. Ici encore, le livre est une maison.

Des organismes-personnes

A aucun moment, (…) l’enfant ne commence ni ne cesse de tisser sa vie avec d’autres vies, à partir desquelles ces modèles que nous appelons « culture » sont continuellement produits. (…) Nous sommes tous – et avons toujours été des organismes-personnes. Pourquoi alors ne pas écrire sur ces organismes-personnes en les décrivant non comme des entités délimitées, mais au contraire comme des nexus composés de fils noués dont les extrémités détendues se répandent dans toutes les directions en se mêlant à d’autres fils dans d’autres nœuds ? (…) Ils (les hommes) ne vivent pas à l’intérieur de leur corps, comme les théoriciens de la société se plaisent à l’affirmer. Leurs traces s’impriment sur le sol, via leurs empreintes, leurs sentiers et leurs pistes ; leur souffle se mêle à l’atmosphère. Ils ne restent en vie qu’aussi longtemps que subsiste un échange continu de matériaux à travers des couches de peau en extension et en mutation constante.

Tim INGOLD, Marcher avec les dragons, p. 9-10

Découvrir le monde: l’éveil

Les enfants de dix ans se réveillent et s’aperçoivent qu’ils sont ici-bas, ils découvrent qu’ils y sont depuis un certain temps ; est-ce triste ? Ils se réveillent comme des somnambules en marche ; ils se réveillent comme des gens qu’on a ranimés après une crise cardiaque ou qu’on a sauvés de la noyade, in media res, entourés de personnes et d’objets familiers, capables de faire mille choses. Ils connaissent leur quartier, ils savent lire et écrire, ils maîtrisent quelques bons vieux mystères et pourtant, ils ont l’impression qu’ils viennent juste de débarquer, de converger avec leur propre corps, de sortir d’une transe, de s’insérer dans une vie étrangement familière qui est en branle depuis longtemps.Comme tous les enfants, je me réveillai par bribes, par morceaux, au fil des années. Je me découvris moi-même et je découvris le monde, puis j’oubliai pour redécouvrir à nouveau. Je me réveillai de temps à autre, jusqu’au jour de septembre où mon père descendit le fleuve et où les périodes d’éveil se firent plus longues, où je fus plus souvent éveillée qu’endormie. Je remarquai la progression de l’éveil et prévis avec une logique terrifiante qu’un jour relativement proche, je serais continuellement éveillée, que je ne me rendormirais jamais et ne serais jamais plus libérée de moi-même.

Annie DILLARD, Une enfance américaine, pp. 24-25

Dans un conte chinois très vieux

Dans un conte chinois très vieux, il y a une maman qui, pour guérir son enfant condamné par les médecins, fait un arrangement avec un diable. Un arrangement très compliqué, avec des déserts, des grillons géants, des villes disparues, tout un périple, mais l’enfant guérit. Et plus tard, au moment des fêtes (des Jours de l’An chinois), la maman se demande quoi donner au diable. Continuer la lecture de « Dans un conte chinois très vieux »