Enfant lisant

Aussi loin que je me souvienne, j’ai été cet « enfant lisant », que je retrouve chez Benjamin – comme une reconnaissance, comme un souvenir perdu, …

On reçoit un livre de la bibliothèque scolaire. Distribution d’office dans les petites classes. De temps en temps seulement on ose exprimer un voeu. On voit souvent avec envie des livres désirés aller dans d’autres mains. Finalement on recevait le sien. On était totalement livré pendant une semaine à la vie du texte qui vous enveloppait de façon douce et secrète, dense et incessante, comme des flocons de neige. On y entrait avec une confiance infinie. Silence du livre, silence qui séduisait sans fin. Le contenu du livre n’était pas bien important. Car ces lectures appartiennent à une époque où l’on inventait encore soi-même des histoires au lit.

Walter BENJAMIN, Sens unique, p. 145

et Albert JACQUARD écrit aussi (Mon utopie, p. 13): La lecture est contemporaine de l’origine de celui qui, en moi, se sait être.

Le palais du lecteur

Le palais du lecteur est plus durablement bâti que tout autre. Il survit aux peuples, aux civilisations, aux religions, à la langue elle-même. (…) Le portail demeure ouvert sur le monde magique. Je crois avoir déjà mentionné quelque part ce sage chinois qui attendait, dans une queue de condamnés, le moment de son exécution, plongé dans un livre, tandis qu’en tête de file, les chefs tombaient. Tout en suivant le mouvement, il s’était absorbé dans son texte comme Archimède dans ses cercles — un Occidental, ému par ce spectacle, obtint sa grâce. Le sage le remercia courtoisement, referma son livre et quitta sans le moindre signe de surprise le lieu d’exécution. Le plus souvent, le lecteur est distrait, non qu’il soit de force à résister au monde, mais parce qu’il le prend moins qu’un autre au sérieux.

Ernst JÜNGER, L’Auteur et l’écriture, p.190

Un acte de création

L’acte de lecture est un acte fort de création, qui sollicite immédiatement et sans désemparer, l’imaginaire, le rêve,… Alors que le jeu multimédia, à l’instar de la télévision, ouvre sur un espace virtuel préformaté. Cet acte de création individuelle est un acte de liberté. Georges Steiner, dans sa conférence à l’ULB (Bruxelles, le 8 novembre 2004) positionne la liberté créative du lecteur contre la servitude de la reproduction stérile des langages formatés. Mais il est clair que cet espace individuel de liberté peut être ressenti comme risqué (par les sujets), comme dangereux (par le politique). Le trop célèbre et grotesque épisode dit « de la Princesse de Clèves » n’en est qu’une nouvelle illustration.

Michèle PETIT, dans son très bel Eloge de la lecture  [La construction de soi], 2002, l’exprime en d’autres mots:

Nous avons besoin du lointain. Quand nous grandissons dans des univers confinés, ces fugues peuvent être vitales. Et pour tout un chacun, elles étayent l’élaboration de l’intériorité et la possibilité même de la pensée. Comme disait Montaigne, « nous pensons toujours ailleurs ». L’agrandissement de l’espace extérieur permet un agrandissement de l’espace intérieur. Sans cette rêverie qui est fuite du proche, dans des ailleurs illimités dont la destination est incertaine, il n’est pas de pensée.

Le passage étroit

Et à quoi donc servirait-elle, la lecture, si elle ne nous aidait pas à comprendre que chaque livre est un passage étroit entre deux  » ailleurs  » : celui d’où nous venons avec souvent si peu de mémoire et celui vers lequel nous allons en aveugles ?

Hubert NYSSEN, Lira bien qui lira le dernier, p.83