La solitude

On ne peut faire l’économie de ce constat, de cette reconnaissance intime (…) pour illustrer la difficulté de la communication humaine: personne ne rêve à la place d’un autre. Cela prouve à la fois la solitude de l’homme dans son rapport à lui-même, et son incapacité à faire passer dans la parole le fond de son être, sa propre part d’inconnu.1.

Jean Sur cite Duns Scot: ad personalitatem requiritur ultima solitudo. La personnalité requiert l’ultime solitude. Donc, non pas d’abord l’adhésion, l’intégration, la participation, la communication, etc.

Et Simone Weil: Solitude. En quoi donc en consiste le prix ? Le prix en consiste dans la possibilité supérieure d’attention.2.

Les anticorps

Il me semble, parfois, qu’une épidémie de peste a atteint l’humanité dans sa fonction la plus caractéristique, l’usage de la parole ; cette peste langagière se traduit par une moindre force cognitive et une moindre immédiateté, par un automatisme niveleur qui aligne l’expression sur les formules les plus générales, les plus anonymes, les plus abstraites, qui dilue les sens, qui émousse les pointes expressives, qui éteint toute étincelle jaillie de la rencontre des mots avec des circonstances inédites. Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas de savoir s’il faut chercher les origines de cette épidémie dans la politique, dans l’idéologie, dans l’uniformité bureaucratique, dans l’homogénéisation que provoquent les médias, ou dans la diffusion par l’école d’une culture moyenne. Ce qui m’intéresse, ce sont nos chances de guérir. La littérature (et elle seule, peut-être) est en mesure de créer des anticorps qui s’opposent au développement du fléau.

Italo CALVINO, Leçons américaines1, p. 99

Parler avec les gens ?

RER C. « Hier, un mec a manqué de respect à mon copain, dit une fille à une autre. Tu sais ce qu’il a fait, mon copain ? Il a pris son crayon à bille et il lui a planté dans le bras. Le sang pissait de partout. Morte de rire, j’étais. » Vous voulez la suite ? Vous voulez savoir en quoi et comment le mec a manqué de respect au copain de la fille ? C’est simple : il lui a parlé. Vous avez bien entendu : il lui a parlé.

Vous arrivez à parler avec les gens, vous ? À parler vraiment ? À causer comme on disait autrefois ? Comme deux voisins dont les jardins sont séparés et reliés par un ruisseau et un pont et qui, sans se demander à qui appartient le pont, viennent parfois s’appuyer sur la rambarde, regardent les poissons, s’intéressent au temps qu’il fait en eux… Vous y arrivez, vous ? Moi, de plus en plus mal. Sauf avec quelques pauvres qui se sont faufilés entre les mailles.

« On s’appuie sur un coussin de paroles pour faire son solo », dit un écrivain africain. L’idée est élémentaire mais l’emploi du mot « coussin » en transforme le sens, en multiplie la force et donne à une formule banale une dimension de profonde intériorité. Où les avons-nous entendues, ces paroles légères et chaleureuses qui nous ont revigorés ? Qui les a prononcées ? Comment, plume après plume, l’avons-nous composé, ce coussin ? Des paroles souples pour un repos actif, pour des projets sans outrance, sans défi, sans angoisse, sans crainte : il faut toute une vie pour ce coussin-là ; nul commerce, même s’il fait dans les idées, ne le propose tout cousu. C’est le kit de l’attention discrète, panoramique, clandestine, des relations mystérieuses entre souvenirs, pensées, sensations apparemment hétéroclites et qu’unissent, en dépit des erreurs et des fautes, des liens inespérés, inouïs, incompréhensibles. Vive le coussin chaleureux et doux de la dépossession tranquille !

Jean SUR, Le Marché de Résurgences, 31 mars 2006

Die Verschwundenen

En écho au récit de Mendelsohn, ces "disparus" de Erich Fried. La musique est de Bernard Cavanna: c'est une voix, puis un trio - violon, accordéon, violoncelle. C'est de toute beauté, et d'intensité.

Noch Worte suchen                           chercher encore des mots
Die etwas sagen                                qui disent quelque chose
Wo man die Menschen sucht            là où l'on cherche les gens
Die nichts mehr sagen                      qui ne disent plus rien

Und wirklich noch Worte finden        mais trouver encore des mots
Die etwas sagen können                  qui savent dire quelque chose
Wo man Menschen findet                 là où l'on trouve les gens
Die nichts mehr sagen können         qui ne peuvent plus rien dire

Erich FRIED  (trad. Noëmi Schindler)

Regardez et écoutez la très belle vidéo de Delphine de Blic.

Et pour en savoir plus sur cette talentueuse vidéaste/photographe,..., voyez son site.