La cloche fêlée

Je crois n’avoir jamais connu que des poètes fêlés. Qu’ils soient bons ou mauvais est une autre affaire, mais ce lien entre écriture et fêlure, oui. Et une fêlure d’être, profonde, pas l’égratignure sociale ou l’écorchure de vanité. Pas non plus des êtres cassés, sinon l’écriture cesserait. Des bancals, des boiteux d’être. Et chez les vrais lecteurs, de même, car il faut pouvoir l’entendre,  ce son de cloche fêlée ou d’enfant qui pleure presque en silence.

Antoine EMAZ, Cambouis, p. 171

Et Emaz sait sans doute de quoi il parle, lui-même poète. Son journal recense le travail quotidien sur son établi, dans son atelier d’écrivain.

La fille en noir

J’ai le souvenir précis de mon entrée en poésie espagnole. La connaissance livresque que j’en avais jusqu’alors a complètement disparu derrière la révélation de ce moment de grâce.

En 1985, j’étais en Espagne dans le cadre de mon travail pour la fondation Europalia. J’étais responsable du programme d’échanges de jeunes entre la Belgique et l’Espagne. J’ai été invité par un lycée de la Communauté de Madrid à assister au spectacle préparé par des élèves qui, sur la scène de la grande salle du théâtre, disaient de la poésie espagnole. La première à se présenter fut une fille toute en noir, belle, vibrante, qui dit – d’une voix profonde et avec un talent dramatique bouleversant – la très ancienne complainte El enamorado y la muerte [L’amoureux et la mort]. Le ton était donné: tout le spectacle fut de la même qualité. Ma connaissance du castillan était bien imparfaite mais elle était largement compensée par le talent des étudiantes qui se succédaient sur la scène.

Ce jour-là, j’ai entendu pour la première fois la magnifique Elegia [Élégie]
de Miguel HERNANDEZ, dédiée à Ramon Sijé, le 10 janvier 1936.

Dès les premiers mots, l’émotion est immense …

Yo quiero ser llorando el hortelano
De la tierra que ocupas y estercolas
compañero del alma, tan temprano.

La vie réelle

C’est sans doute à une vie aussi réelle, mais aussi inconnue de moi, que le fonctionnement de mon cœur, de mon cerveau, la façon dont sommeil et réveil interviennent — que la poésie est liée.

Henri THOMAS, Deux étapes (Poésies, Gallimard)

Ecarter de soi …

Pour saluer la réédition des Poésies de Jean de la Croix:

Aparta de ti las cosas que no son tuyas

(écarte de toi les choses qui ne sont pas à toi)

 Dans Les dits de lumière et d’amour.

Apartar : paradoxalement, c’est l’acte poétique par excellence. Se dénuer dans l’émerveillement, se détacher dans l’approche. Sons inaudibles sous les feuilles, qui n’ont jamais eu d’accordeur.  Regarder le monde comme si rien, jamais, n’avait été écrit. [sur le site de Remue.net]

Ce vers de Jean de la Croix évoque pour moi cette ligne de Christian Bobin, qui dit la même chose. C’est la même idée, dans toute sa brièveté, qu’il complète ici. On est bien dans ce qui fonde le geste du lâcher-prise, ce geste d’écart, qui n’est ni passivité ni abandon, mais accueil. Et qui ouvre tous les possibles.

 M’éloigner assez de moi pour qu’enfin quelque chose m’arrive.

C. BOBIN, Autoportrait au radiateur, p. 64