Voir le monde qui nous entoure

La vie intérieure est souvent stupide. Son égoïsme l’aveugle et la rend sourde; son imagination, fascinée, tisse d’ignorantes fables. Elle se dit que le vent d’ouest souffle sur elle, que les feuilles tombent à ses pieds pour des raisons bien particulières, que tous ont les yeux fixés sur elle. L’esprit risque l’ignorance totale parce qu’il veut parfois, piètre récompense, enrichir l’imagination. Ce que la raison doit faire, c’est forcer l’imagination à voir le monde qui nous entoure – ne serait-ce que de temps à autre.

Annie DILLARD, Une enfance américaine, p.36

Le geste du passeur

La curiosité est une vertu d’homme libre et non de courtisan. Elle implique un éveil permanent pour lutter contre la torpeur, l’habitude, l’inertie, la faculté de toujours se laisser surprendre et la conscience de n’en avoir jamais fini avec le savoir, qui, lorsqu’on s’en approche, nous révèle ce qui reste à découvrir; la capacité aussi de prendre des risques: risque de rompre avec des certitudes, de se déstabiliser, de déranger, de troubler l’ordre convenu des choses. Paradoxalement cette pulsion, si largement partagée, est aussi le signe de ce qu’il y a de singulier en l’homme: chercher à savoir au-delà des connaissances élémentaires indispensables à sa survie et de ce qui semble strictement nécessaire. Il y a là une apparente inutilité proche de la gratuité. Comme toute passion, la curiosité pose la question des limites, justement parce qu’elle est sans limite. S’il y a un élan, une ampleur dans le désir de savoir, celui-ci trouve écho dans le geste du passeur: faire savoir et laisser découvrir, découvrir et dépasser, acquérir et transgresser.

Nicole CZECHOWSKI, La curiosité. Vertiges du savoir, Autrement, n°12, 1993.

Action – représentation

Quelque part, Günther Anders met en garde contre la menace que constitue, pour une société donnée, l’écart se creusant et touchant parfois au gouffre, entre ses moyens d’action (toujours — fatalement ? — plus grand et nombreux) et ses moyens de représentation (toujours — forcément ? — bornés et réduits, en retard) et qui consiste grossièrement à ne plus voir, savoir, ce qu’elle fait, à se complaire dans l’innocence sauvage de ne savoir pas.

Jean-Luc FONGERAY, Le Différend, in Compagnies de P.Bergounioux