L’eau et la mémoire

(…) au moment de la plongée l’émotion qui étreint est toujours celle d’un monde entièrement étranger, qui ferme à la fois la bouche et les oreilles et où la peur semble être liée à l’absence de toute possibilité de parler. (…) Le fait que dans l’eau les traces soient vite effacées est en relation avec le silence abyssal. L’effacement rapide du sillage est le signe avant-coureur de l’engloutissement. Pourtant, et par cela même, l’eau, et surtout l’eau immobile et calme, est liée depuis toujours à la mémoire: là où tout est englouti, tout est peut-être intégralement conservé.

Jean-Christophe BAILLY, Le propre du langage, p. 64

La courbe chromatique

Au-delà du langage s’impose le silence, mais en tant qu’absolu du langage, selon une courbe chromatique qui va du silence au sonore en se décomposant ainsi, elle aussi « dans un monde sonore »: le silence, l’inaudible, le murmuré, l’audible, le sonore enfin, lui-même décomposé en grave, moyen, aigu. Le silence est par conséquent le bruit de la pensée et son signe le plus sûr, la pensée est une totalité « qui surpasse la totalité énumératrice, additive que fournit la parole ». Mais la parole ainsi conçue, dans ce silence, le longe et le fait fructifier, comme quelque effet de l’Un qui retomberait en pluie: mots, traces, briques, gouttes de lait, beurre fondu du sens. Ainsi agencée, la parole joue et dit l’agencement, propose sa paix et son silence, l’impose comme un exemplum face au désagencé, au démoniaque.

Jean-Christophe BAILLY, Phèdre en Inde

Voilà qui est à creuser: comment mettre en oeuvre cette courbe chromatique dans le travail du lecteur, de l’acteur, du chanteur ? Dans la musique polyphonique. Et surtout arriver à faire consister et à faire comprendre ce silence comme « bruit de la pensée » ou « beurre fondu du sens ». Tout un programme.

Voix qui résonnent

C’est le petit chapitre 33 de J.B. PONTALIS [En marge des nuits, p.77], qui porte ce titre. Il s’ouvre par une citation de Th.Laget: Le silence n’est pas l’absence de voix. Il est au contraire le vide qui permet à toutes de résonner.

Pontalis parle ensuite de ces voix qui résonnent dans nos rêves, dans notre parole quand elle parvient à se délivrer de notre « moi » chéri et consent à s’ouvrir, à s’abandonner à toutes les voix, ignorées le plus souvent ou oubliées, qui sont en nous et ont longtemps attendu avant de se faire entendre. Paradoxe: c’est seulement alors, quand le « moi » n’occupe plus seul la scène, que le « je » parle avec sa propre voix.

Au-delà des propos du psychanalyste, j’y note une précieuse analogie avec le travail musical, l’expression du chanteur.