Souvenir(s)

Heureux hasard de lecture, je referme Sebald (Les émigrants, Ambros Adelwarth), j’ouvre Rigoni Stern (Sentiers sous la neige). En une demi-heure, je suis frappé de la coïncidence, dans ces moments mêmes où la question du souvenir m’occupe.

Le souvenir (…) m’apparaît souvent comme une forme de bêtise. On a la tête lourde, on est pris de vertige, comme si le regard ne se portait pas en arrière pour s’enfoncer dans les couloirs du temps révolu, mais plongeait vers la terre du haut d’une ces tours qui se perdent dans le ciel.

W.G.Sebald

Les souvenirs sont comme le vin qui décante dans la bouteille : ils demeurent limpides tandis que la partie trouble reste au fond de la bouteille. Il ne faut pas la secouer.

M.Rigoni Stern

Le chemin du passé

Le chemin du passé est facile d’accès (n’importe quel souvenir de temps révolus permet d’y entreprendre une excursion), le trajet est rapide et commode (quelques moments de calme suffisent généralement à opérer la transition) et sur place les restrictions de circulation s’avèrent quasiment inexistantes (la mémoire et l’imagination, les plus intimes et inventifs compagnons de route, y veillent systématiquement). Et quel que soit le déroulement du voyage, on peut progresser à un rythme confortable, que l’on explore des sites d’intérêt particulier ou que l’on se rende d’un endroit à une autre, sans tracas ni hâte. Aussi est-il parfois quelque peu déconcertant de retourner brutalement dans le pays du présent, si enclin à la précipitation.

Keith Basso, L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert, p. 25

Nos promesses

En ce qui concerne le passé, nous ne pouvons nous fier qu’au souvenir, a dit l’éditeur.

Oui, ai-je dit. C’est un peu embêtant.

Embêtant ? a-t-il dit.

Il semble que nous ayons besoin de l’histoire, ai-je dit. De l’histoire et des récits. C’est pour cela que nous avons inventé la mémoire.

Non, a-t-il poursuivi, c’est pour cela que nous devons croire en la mémoire. Grâce à elle, nous pouvons rester fidèles au passé. Sans la mémoire, nous serions perpétuellement en train de trahir toutes nos promesses et de manquer à nos devoirs, nous renierions tout ce qu’un instant plus tôt nous tenions pour sacré, nous n’aurions aucune raison de prendre notre prochain dans nos bras. Nous ne saurions pas que la fleur s’appelle géranium. La mémoire est le ciment de nos fors intérieurs, sans mémoire nous éclaterions comme des capsules de graines desséchées.

Et qu’est-ce qui pourra donc germer en nous ? ai-je voulu savoir.

Rien, a dit l’éditeur.

Torgny Lindgren, Souvenirs, pp. 14-15