La surface et la profondeur – suite 2 ou Le formalisme

En écoutant la conversation tranquille 1 entre Pierre Michon, François Bon, Pascal Quignard et Jean Echenoz, je note que celui-ci dit accorder beaucoup d’importance à la forme. Pour ma part, je suis convaincu que la forme 2 est essentielle dans l’expression artistique, elle en est la substance même. Ma répugnance vis-à-vis de l’art conceptuel – d’un certain art conceptuel – doit aussi venir de là: quand l’idée est géniale mais que la forme est mauvaise, comment peut-on jouir d’une œuvre d’art ? Jouir de l’idée, sans doute; mais c’est une jouissance intellectuelle, que je trouve sèche et stérile, que je conçois comme une forme d’imposture. La jouissance artistique est tout autre: elle est physique, ébouriffante, irrésistible, …

Dans la pratique musicale – qu’elle soit amateur n’y change rien, le respect de la forme est premier. La musique est d’abord et intégralement une forme. Aucun art n’est autant inscrit dans sa forme. L’espace de liberté de l’interprète s’inscrit dans le respect absolu de la forme ou plutôt, devrais-je dire, dans la réalisation d’une forme parfaite, aussi parfaite que possible. Dont la perfection se mesure dans la capacité à éveiller, élargir, étendre l’émotion, à déployer la force d’attraction de l’écoute, à développer la capacité d’écoute partagée, une écoute sereine, plutôt qu’une écoute inquiète de sa propre voix. Je suis convaincu que la maturité assume parfaitement le formalisme (des règles, des formes formalisées). L’immaturité le refuse, non pas contre la forme en tant que telle, mais dans le besoin irrépressible de s’affirmer contre toute forme, quelle qu’elle soit.

La surface et la profondeur

Antoine EMAZ écrit (Cambouis, p. 125): Pour saisir la profondeur, commencer par s’arrêter à la surface. Ne pas la négliger, la regarder attentivement. Sinon on invente la profondeur bien plus qu’on ne la découvre.

Bien entendu, Emaz parle ici de l’écriture – de son travail d’écrivain, de poète. Mais je ne peux m’empêcher d’y lire un conseil pour toute pratique artistique et, singulièrement, pour celle qui m’occupe: la pratique musicale. J’ai l’intuition que son approche est juste. Pour éviter d’inventer la profondeur – croyant l’avoir révélée.
Dans le travail musical, je passe beaucoup de temps « à la surface » des choses: la répétition soutient précisément cette approche attentive, renouvelée, soigneuse. Revenir, encore et encore, sur le déroulé d’une phrase musicale, sur la précision d’une intonation, sur la qualité d’un son. La répétition peut être innombrable, le temps qu’on y consacre, considérable. Ce qu’on découvre ensuite, progressivement, comme un dévoilement, est difficile à nommer. Je n’aime pas considérer que nous sommes à la recherche d’une pensée originelle – celle du compositeur, celle du temps mythique de l’origine de l’œuvre. Le temps de la pratique musicale est nôtre, complètement, et n’a aucun compte à rendre à des instances absentes, qui seraient convoquées aujourd’hui au titre de l’authenticité. Le seul compte à considérer est celui de la cohérence de notre découverte progressive, de notre perception et de notre compréhension, qui s’appuient, en plus, sur une somme d’éléments 1 dont l’authenticité ne tient aucune raison.

Je pense que la profondeur se découvre dans le travail de soi à soi – dans la vérité de ses propres émotions, dans la justesse de sa propre voix (aux divers sens de l’expression).