L’âme

Je me représente l’âme humaine sous deux formes: ma première image de l’âme est un petit pain oblong que j’ai mangé un jour à Tübingen. En Souabe, cette sorte de petit pain est appelé Seele, « âme », et beaucoup de gens ont une âme de cette forme. Mais cela ne veut pas dire que l’âme soit placée dans leur corps comme l’un de ces petits pains. L’âme est plutôt, dans le corps, un trou qu’il faut toujours remplir avec le petit pain ayant la même forme ou avec un embryon, ou bien avec la vapeur de l’amour. Sans quoi les porteurs d’âme ont  l’impression qu’il leur manque quelque chose.

Ma deuxième image est celle d’un poisson. Le mot See-le indique que l’âme a un rapport avec un lac, See, et en tout cas avec l’eau. Cela évoque l’âme d’un chaman. Chez les Toungouzes par exemple, on dit que l’âme d’un candidat chaman descend le cours d’eau de la tribu jusqu’à la région où habitent les esprits des anciens chamans. Là, à la racine de l’arbre des chamans de la tribu, se trouve un animal, la mère des chamans, elle dévore l’âme qui arrive puis la remet au monde sous forme animale. L’animal peut être un quadrupède, il peut être un oiseau ou un poisson; quoi qu’il en soit, cet animal joue le rôle de double et d’esprit protecteur du chaman.

Yoko TAWADA, Narrateurs sans âmes, p. 17

Résistant aux séismes

Un auteur japonais m’a écrit que sa vieille mère, à Fukushima, va bien. Après ces catastrophes, certains livres sont soudain devenus pour lui inintéressants, sans qu’il puisse dire pour quelle raison. Il a commencé à dresser une liste des livres « résistants aux séismes », c’est-à-dire des livres qui gardent leur valeur au-delà des catastrophes.

Yoko Tawada, Journal des jours tremblants, p. 97

J’aime cette façon de considérer soudain sa bibliothèque sous un nouvel angle. Diable, le critère de sélection risque d’être radical !

Etre un hôte

Être un hôte (客), c’est être un objet (客体). La langue japonaise ignore les notions de sujet et d’objet. Aussi fallut-il créer des mots nouveaux à partir d’idéogrammes chinois. Le mot employé pour « sujet », shutai (主体) se compose du signe renvoyant à l’hôte donnant l’hospitalité (主) et de celui signifiant « corps » (体). Pour moi le sujet est donc le corps de celui qui accorde l’hospitalité. L’objet, lui, ressemble au corps de l’hôtesse recevant l’hospitalité.

Yoko Tawada, Trois leçons de poétique, p. 56

Le manuel de langue

Un manuel de langue est fait pour être lu plusieurs fois à haute voix. On apprend par cœur des listes de vocabulaire où se rencontrent poétiquement des mots qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Et l’on apprend la grammaire en lisant des textes sur le pays. Mais le savoir n’atterrit pas pour autant dans le tiroir prévu pour lui, il reste en travers de la gorge, il dérange le corps du citoyen. Quand on fait des exercices de langue, on forme des phrases radicales, exprimant alors des choses qu’on n’aurait jamais dites sans cela. Parfois aussi, on s’endort et on rêve, car cela fait aussi partie de l’apprentissage d’une langue. (…)

Yoko TAWADA, Trois leçons de poétique, p. 34