L’autre fraternité

Où trouver la fraternité ? Ni dans les partis politiques, ni dans les grandes réunions où l’avenir est voilé par la fumée des cigarettes. Et si la fraternité était ailleurs ? Si on la cherchait dans la réalité qui existe en nous, sans nom, divine, couverte d’une épaisse couche de lieux communs comme des rosiers enveloppés dans la paille pour l’hiver ? Ce qu’il nous faut, ce sont des expéditions, des découvertes, des accords qui – grâce à l’œuvre d’art – ne durent pas plus d’une demi-seconde, comme l’éclair de magnésium dans l’atelier d’un photographe de province. Une fraternité d’une demi-seconde ? Oui, tel est le programme minimum que je vous propose, Mesdames, Messieurs. Il fait naître l’espoir qu’une fraternité limitée dans le temps n’entraînera pas à sa suite une ère de terreur qui durera des années entières. (…).

Adam Zagajewski, dans un petit ouvrage admirable (Solidarité, solitude, 1986).

Être en esclavage

Que nous nous trouvions un jour en esclavage peut arriver.
Il n’y a qu’une chose qu’il faut éviter à tout prix: devenir esclave.

Adam Zagajewski, Solidarité, solitude (1986)

J’ai noté, il y a longtemps déjà, d’une lecture de Günther ANDERS, son explication de l’asservissement aux théories du nazisme : comment, pour créer un peuple d’esclaves (pour mettre une population en esclavage), il suffit de lui désigner une race de « sous-esclaves ». Ce mécanisme établit une hiérarchie dans laquelle les esclaves deviennent des « demi-dieux » et perdent toute appréciation, tout jugement sur leur propre condition.

[On connaît aussi déjà la citation de Aldous Huxley: La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient même pas à s’évader. Un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude.]

Tout ceci est d’une actualité qui, si elle n’a rien de surprenant, n’en reste pas moins consternante.

Et, en écho, Jean SUR [68 for ever]:

Tisser et retisser l’étoffe de sa vie, avec le tissu qu’on a, les moyens qu’on a, le talent qu’on a: quoi de plus modeste, de plus silencieux, de plus libre ? Mais le fil de ce tissu conduit aux autres et, de proche en proche, tisse et retisse le monde: quoi de plus large, de plus ambitieux, de plus nécessaire ? Ces deux ailes de notre vie, le sentiment de nous-mêmes et le sentiment du monde, la société dans laquelle nous risquons d’entrer – ou plutôt la société que nous sommes en train de commettre – veut nous en mutiler pour nous immobiliser à son service. Tout le monde sait et éprouve désormais que le délire de compétition, l’hypocrisie puritaine, la normalisation intellectuelle, le conformisme médiatique, la confiscation de l’éducation par l’utilitaire, la mercantilisation de la culture y concourent à leur manière. La brutalité de cette agression et son caractère universel ne doivent pourtant pas nous faire oublier que son succès n’a rien d’inéluctable. Ce n’est pas seulement du fait de son extrême habileté que la tyrannie multiforme dissimule autant qu’elle le peut sa violence, s’entoure de précautions et de séductions, feint de solliciter l’adhésion plutôt que de l’arracher par la force. Bien réelle, cette habileté n’est que le signe d’une faiblesse structurelle : à l’inverse des précédents, ce totalitarisme nouveau ne peut rien sans l’assentiment de ses victimes. 1 Cela le met évidemment en grave contradiction, puisque la prétendue objectivité des mécanismes économiques se montre entièrement dépendante de l’adhésion qui lui sera accordée ou refusée. On sait toutefois d’expérience que les totalitarismes s’arrangent assez bien de ces contradictions théoriques, et que ces consolations cérébrales ne font qu’ajouter un alibi supplémentaire sur une liste déjà longue.

Déposséder la terre

Un jour, il y a de cela plusieurs années, je servis de guide dans Cracovie à un ami, un être d’exception, un dissident. Je voulais lui faire plaisir et lui montrer les endroits que n’indique aucun guide, lui faire découvrir les itinéraires de mes promenades, traversant la ville en diagonale par les jardins, les parcs et les vergers, à côté des vieilles maisons bourgeoises et des églises Renaissance. (…) Mais j’eus tôt fait de remarquer que mon ami ne prêtait attention ni aux murs ni aux arbres, il parlait uniquement du mouvement d’opposition, de ses perspectives, des ses chances et de ses dangers.

Voilà ce que signifie déposséder la terre. Les conquêtes territoriales ne consistent pas seulement à déplacer des frontières et à imposer un gouvernement indésirable. Elles se manifestent aussi en nous empêchant de voir la terre. La terre, ce qui dure tout en se renouvelant à chaque saison et dans nos pensées, la terre en tant qu’objet de contemplation cesse de nous intéresser. Nous ne pensons fébrilement qu’aux changements, nous prenons feu et flamme pour un mouvement qui vise à rendre la situation meilleure.

Dans les petites annonces des journaux figurent d’ordinaire des rubriques « biens immobiliers » et « biens meubles ». Nous pourrions de la même façon dresser l’inventaire du monde entier. Autant les climats révolutionnaires que les climats contre-révolutionnaires font que nous sommes attirés par les « biens meubles », et que nous oublions les « biens immobiliers ». (…)

Je ne sous-estime pas les « biens meubles ». Si on les oubliait, cela se ferait au détriment des « biens immobiliers ». (…)

Voilà pourquoi je pardonnai facilement sa distraction à mon éminent ami. Je me dis alors qu’en parcourant à deux les vieux quartiers de Cracovie, nous étions comme deux auteurs associés: l’un de nous était spécialiste des biens meubles, l’autre des biens immobiliers.

Adam Zagajewski, Solidarité, solitude (1986)