Les 5 doigts de la fée

Jean-Luc Godard, dans son dernier film (Le Livre d’image). Le sens de la main, le chiffre 5.

Il y a les 5 doigts, les 5 sens, les 5 parties du monde.
Oui, les 5 doigts de la fée.
Mais tous ensemble ils composent la main.
Et la vraie condition de l’homme, c’est de penser avec ses mains.

La leçon de chant

La première fois, c’est comme si cela faisait partie de la leçon. Elle lui montre The Floral Bandit de Holst, comme toujours, avec les mains. Elle appuie d’un côté, pousse de l’autre. Que chaque muscle soit au service des paroles. Eh bien, ces paroles sont au mieux moisies et suspectes. Elle sait qu’il n’y croit pas. « M.Strom. » Elle lui pince le flanc, une moue agressive lui tord les lèvres. « Si tu ne crois pas à la chanson, comment peux-tu demander à toute une salle entière d’y croire ? Oui, je sais. Ce sont des bêtises sentimentales, déjà dépassées à l’époque où cet homme les a écrites, il y a cinq mille ans. Mais que dirais-tu si ce n’était pas le cas ? Et si cette poésie était le centre du monde, et si le soleil se mettait à tourner autour ?

– Vous appelez ça de la poésie ?

­ – Tu ne comprends pas. » Elle se tient à quinze centimètres de lui, l’attrape par les aisselles, et le secoue comme une mère terrifiée secouerait son enfant qui vient juste d’échapper à la mort. « Et tu ne seras rien de plus qu’un garçon avec un beau brin de voix tant que tu n’auras pas compris. Ton goût personnel ne signifie rien. Ce que tu penses de ces balivernes à fanfreluches ne compte pas. Tu dois devenir le porte-parole, l’instrument d’un autre. Un autre avec ses peurs, ses besoins, différents des tiens. Si tu te renfermes sur toi-même, alors l’art peut aller se faire foutre. Si tu n’es pas capable d’être quelqu’un d’autre en plus de toi-même, ce n’est même pas la peine d’envisager de monter sur scène. »

Elle l’attire à elle, pose les deux paumes sur la poitrine de Jonah. Elle l’a déjà fait auparavant, mais jamais aussi tendrement que maintenant. « La musique, ce n’est pas toi. Ça vient de l’extérieur et ça doit y retourner. Ton boulot, c’est de l’oublier. » Elle le pousse, puis le rattrape par le col, chancelant. « Voilà pourquoi nous nous donnons la peine de chanter. Quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf (elle laboure son torse avec l’extrémité de chaque doigt) pour cent de ce qui s’est passé ici-bas est arrivé à quelqu’un qui n’est pas toi et qui est mort depuis des siècles. Mais tout revit en toi, à condition que tu arrives à libérer suffisamment d’espace pour le supporter. »

Richard Powers, Le temps où nous chantions.

Si nous le voulons

Nous serons un peuple, si nous le voulons, lorsque nous saurons que nous ne sommes pas des anges et que le mal n’est pas l’apanage des autres.

Nous serons un peuple lorsque nous ne dirons pas une prière d’actions de grâce à la patrie sacrée chaque fois que le pauvre aura trouvé de quoi diner.

Nous serons un peuple lorsque nous insulterons le sultan et le chambellan du sultan, sans être jugés.

Nous serons un peuple lorsque le poète pourra faire une description érotique du ventre de la danseuse.

Nous serons un peuple lorsque nous oublierons ce que nous dit la tribu…, que l’individu s’attachera aux petits détails.

Nous serons un peuple lorsque l’écrivain regardera les étoiles sans dire : notre patrie est encore plus élevée…et plus belle !

Nous serons un peuple lorsque la police des mœurs protègera la prostituée et la femme adultère contre les bastonnades dans les rues.

Nous serons un peuple lorsque le Palestinien ne se souviendra de son drapeau que sur les stades, dans les concours de beauté et lors des commémorations de la Nakba. Seulement.

Nous serons un peuple lorsque le chanteur sera autorisé à psalmodier un verset de la Sourate du Rahmân dans un mariage mixte.

Nous serons un peuple lorsque nous respecterons la justesse et que nous respecterons l’erreur.

Mahmoud DARWICH
© Actes Sud, traduit par Elias Sanbar.

Souvenir(s)

Heureux hasard de lecture, je referme Sebald (Les émigrants, Ambros Adelwarth), j’ouvre Rigoni Stern (Sentiers sous la neige). En une demi-heure, je suis frappé de la coïncidence, dans ces moments mêmes où la question du souvenir m’occupe.

Le souvenir (…) m’apparaît souvent comme une forme de bêtise. On a la tête lourde, on est pris de vertige, comme si le regard ne se portait pas en arrière pour s’enfoncer dans les couloirs du temps révolu, mais plongeait vers la terre du haut d’une ces tours qui se perdent dans le ciel.

W.G.Sebald

Les souvenirs sont comme le vin qui décante dans la bouteille : ils demeurent limpides tandis que la partie trouble reste au fond de la bouteille. Il ne faut pas la secouer.

M.Rigoni Stern