Capitaine d’un fleuve

Ne m’étant pas, enfant, prêté à jouer avec le sable des plages (manque désastreux dont je devais me ressentir toute la vie), il m’est venu, hors d’âge, le désir de jouer et présentement de jouer avec les sons.

Oh! Quelle étrange chose au début, ce courant qui se révèle, cet inattendu liquide, ce passage porteur, en soi, toujours, et qui était.

On ne reconnaît plus d’entourage (le dur en est parti).

On a cessé de se heurter aux choses. On devient capitaine d’un FLEUVE…

Henri Michaux, Premières impressions

Un orchestre de voix

J’ai toujours désiré faire un orchestre de voix. Nouvel art qui attend ses artistes ou plutôt que ses artistes attendent depuis des siècles, ces disponibles que ni le théâtre ni la musique ne pouvaient satisfaire, ni même le cinéma.

L’inspiré pourra, la voix qu’il entend en lui, la jeter toute crue, toute « comme elle est », et différente de la sienne, dans cet instrument de délices futures et l’opposer diaboliquement à d’autres non moins particulières, non moins exaltantes propres à lui, à ses personnages, enfin il émettra ses voix.

Henri Michaux, Idées de traverse

Paris quand même

Depuis plusieurs mois, maintenant, parce que j’ai changé de région et que mon trajet pour rejoindre ma gare de départ a changé et s’est considérablement allongé, en sortant de réunion je traverse régulièrement Paris à pied, du nord au sud. Je parcours ainsi des quartiers que je connaissais peu et dont la découverte renouvelée m’enchante à chaque fois. Un des moments privilégiés reste le franchissement de la Seine, qui ouvre tout à coup des perspectives immenses et permet de prendre, au vol, le souffle d’air frais qui accompagne le flux des eaux grises roulant vers l’ouest.

L’autre jour, de passage à Auxerre, je tombe sur le (dernier et toujours remarquable) petit livre de Jean-Christophe Bailly, Paris quand même. Voici l’une des dernières pages, un programme pour préserver ce qui unit.

Le concept de ville ouverte a d’abord eu, on le sait, une signification précise liée à la guerre, mais je crois qu’on peut l’étendre au-delà, pour donner forme à travers lui à l’idée d’une ville allant à la rencontre de ce qui l’entoure, y cherchant, au lieu de s’en protéger, les ferments de son propre développement et de sa propre invention. Les époques ne se sauvent pas que par un rêve ou une projection qui les envoie au-delà de leurs limites. Certains peuvent bien rêver de faire de Paris une ville olympique ou une variante chic et patrimoniale de cette utopie sans pensée qu’est la smart city, mais il y aurait davantage de consistance à vouloir quelque chose de plus ambitieux qu’un mixte de trophées, de parures et de performances. Un grand chantier, oui, mais fait de l’activité presque imperceptible de mille et un chantiers allant de l’immeuble et du petit délaissé d’angle jusqu’au grand parc en passant par quantité de rues retrouvées ou réinventées, de places refaites et de rues dégagées, par des chicanes et des accords, des terrasses et des bassins, le jeu du « végétal irrégulier » réintroduit non pas en catimini mais pour de vrai, avec des accents de friche revisitée, de forêt latente et de jardins ouvriers repensés. Avec entre eux, parmi eux, des activités revenues, extraites de leurs « zones d’activité » pour reformer des ateliers, avec des trouvailles liées au réemploi des matériaux et des formes, avec des appels d’air et des condensations, et tout cela dans l’idée, non d’un phalanstère monumental, mais d’une dissémination heureuse à l’issue de laquelle on pourrait dire qu’enfin les noces de Paris et de la modernité architecturale ont eu lieu, tout autrement que dans le sens d’une refonte destructrice ou d’un concours international de bâtiments-symboles.

Faire danser les mots

La plus juste parole n’est surtout pas celle qui prétend « dire toujours la vérité ». Il ne s’agit même pas de la « mi-dire », cette vérité, en se réglant théoriquement sur le manque structurel dont les mots, par la force des choses, sont marqués. Il s’agit de l’accentuer. De l’éclairer – fugitivement, lacunairement – par instants de risque, décisions sur fond d’indécisions. de lui donner de l’air et du geste. Puis, de laisser sa place nécessaire à l’ombre qui se referme, au fond qui se retourne, à l’indécision qui est encore une décision de l’air. C’est donc une question, une pratique de rythme: souffle, geste, musicalité. C’est donc une respiration. Accentuer les mots pour faire danser les manques et leur donner puissance, consistance de milieu en mouvement. Accentuer les manques pour faire danser les mots et leur donner puissance, consistance de corps en mouvement.

Georges Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre, p.9