Le fraudeur – le fou

eugene savitzkayaJe n’avais pas ouvert un livre de Savitzkaya depuis de très nombreuses années. Pourquoi ? tout simplement parce que, avançant sur d’autres chemins, je ne l’avais croisé nulle part. Je découvre ces dernières semaines, avec un très grand bonheur de lecture, son dernier livre: Fraudeur [éditions de Minuit]. Et j’ai le plaisir de l’écouter parler, répondre à nos questions, se découvrir, le 15 mars dernier, dans la salle de la Médiathèque de Lomme.  Passionnante rencontre !

Il met en lumière notamment le personnage du fou – qui habite plusieurs de ses romans, qui est aussi celui du fraudeur. De l’écriture comme un artifice, une tromperie, … Le premier livre de Savitzkaya s’intitulait Mentir (1977). Je pense encore à Vassilis Alexakis qui rappelle que, dès l’enfance, il voulait devenir le grand menteur. Mais le mensonge est aussi gage de liberté.

L’espoir prolonge et aggrave la misère humaine, seul est heureux celui qui a perdu tout espoir.
Le fraudeur s’est détaché de la matière cosmique qui l’emprisonnait dans sa gangue de boue. Il a brisé la chaîne des moments douloureux. Il croyait souffrir, il croyait être asservi, mais l’esprit est libre de toute éternité et regarde impassiblement les tourments de l’existence et le défilé des cycles cosmiques. Il se voyait vieillir avec crainte alors que ce qui vieillissait n’était qu’une surface illusoire et des organes temporaires.
L’esprit s’est associé avec la matière, il a mangé des fruits fermentés avec les éléphants, de l’herbe siliceuse avec les buffles, les bufflonnes et les belles vaches pie noir, il a partagé son sirop de fleurs de sureau, non pour jouir des saveurs et des couleurs, mais pour travailler à sa délivrance.
Le fou s’est défait de sa personnalité qui n’est qu’un habit d’apparat, une peau prétendant à la magnificence; il s’en est débarrassé comme d’une mue de serpent. Elle l’a aidé à se délivrer de toute chose; à présent, elle lui est inutile. Elle n’a jamais été son but ultime.
Il a sacrifié sa condition humaine. Il n’espère plus rien. Il a aboli à jamais la création. Il en a mélangé toutes les formes dans une même marmite pour en faire un bouillon primordial. Il continue à consommer l’énergie qui lui était impartie, il marche, il boit, il mange, il fait l’amour, mais avec une absolue désinvolture, vivant parmi les faits qui l’entourent et indifférent à leurs tourbillons.
Par à-coups certaines formes apparaissent avant de retourner au chaos, apparaissent et disparaissent les arbres et les oiseaux, apparaissent et disparaissent les objets célestes, se craquelle la terre sur laquelle nous marchons, les hommes vainquent, puis sont vaincus, rien ne naît, tout se conçoit et tend à l’extinction. Cessons d’être ce qu’on est, le cosmos tend au repos. Cessons de nous laisser penser, pensons.

Eugène Savitzkaya, Fraudeur, p. 161-162

La loi ternaire

(…) la marche et l’organisation de la vie humaine, pour qu’elles soient bienfaisantes et efficaces, obéissent à la loi, non pas duelle mais ternaire. Toutes les grandes pensées – indienne, chinoise, hébraïque, grecque – ont eu cette intuition d’ordre ontologique. Elles font état d’une constatation universelle: dans la relation entre les êtres humains, comme dans celle que les humains entretiennent avec l’univers vivant, il y a toujours en présence les entités elles-mêmes et ce qui se passe entre elles, et au-delà d’elles (Yin et Yang, Vide médian). Il en va de même à l’intérieur de chaque être. Tout être, ici-bas, est constitué, non de deux, mais de trois éléments fondamentaux. [corps, esprit, âme]

François CHENG, Âme, in Europe, Abécédaire

Voir aussi sur ce point Ruach

Ce que nous ne voulons pas

Sans doute ai-je déjà tout écrit sur ce nous d’avant la maison, ce nous de nos années cinquante-soixante dont la lutte s’était concentrée exclusivement sur la prise de conscience et le refus de ce que nous ne voulions pas pour rester disponibles à ce que nous ne savions pas. Au contraire de ce que l’on prétend généralement, en effet, savoir ce qu’on veut c’est déjà accepter de limiter sa vie au connu, alors que savoir ce qu’on ne veut pas ouvre sur les surprises impensées de la vie. Bien sûr cela demande certainement beaucoup de courage – osons le mot – car l’édification sociale vous engage à limiter au connu le « sens » de la vie, alors que s’offrent à vous les champs illimités d’une façon d’être et d’exister sans autre modèle que les pulsions secrètes et incernables de votre personnalité.

Rezvani