Un terrain vague

Et ici le réel – les gens, donnés comme une masse, milliers de mémoires actives se croisant, autrefois dans les fumerolles, aujourd’hui sous le cliquetis des tableaux d’affichage automatiques, tressant de phrases effilochées, condamnées au désordre par la violence impressionniste du lieu. (…) Partout et toujours la gare est comme un terrain vague où n’importe quelle bouture humaine peut prendre et où flotte, mais comme impuissante, une vague rumeur solidaire.

Jean-Christophe BAILLY, Le propre du langage, p. 90

Angoulême

La gare d’Angoulême n’a vraiment rien de remarquable. J’y passe, je m’y arrête quelquefois. J’aime me rendre à Angoulême, au moins pour le temps que je prends, quand c’est possible, à déambuler une heure ou deux dans la vieille ville, haut perchée, dans le soir tombant. J’ai des souvenirs d’arrière-saison, froide et ensoleillée, dans des rues tranquilles: rares passants, quelques voitures, échanges de paroles qui résonnent entre les murs des vieux immeubles. Un matin, cependant, très tôt, avant d’embarquer dans le petit train régional qui devait me conduire vers ma destination finale, je marque le pas devant une stèle dressée à proximité immédiate de la gare. Ce n’est pas un monument ancien, la pierre est brillante encore, la gravure du texte commémoratif porte un or tout neuf1. C’est un granit rose, fiché dans une dalle de béton, au bord de la rue qui monte vers la ville. Continuer la lecture de « Angoulême »

Limoges Bénédictins

Depuis quelques années, j’ai l’occasion de me rendre à Limoges, une ou deux fois par an, par le train. J’arrive quand la nuit est tombée, après six ou sept heures de voyage. En sortant de la gare, je me dirige vers un petit hôtel proche, parfois le même, parfois un autre, mais sur le trajet duquel j’ai la chance de pouvoir me retourner et admirer, sous le ciel nocturne, la gare illuminée. Et c’est chaque fois le même ravissement: le bâtiment éclairé, vide à cette heure – il n’y aura plus que quelques trains nocturnes avant la nuit complète, offre l’image étrange, chimérique et merveilleuse d’un décor de film fantastique.

NYC, Grand Central

Chaque fois que je retourne à New York, la gare de Grand Central1 est le premier point d’appui de mon parcours à Manhattan. J’y débarque du bus qui vient, à travers les express ways, de l’aéroport JFK. J’y prends le train sur la ligne de l’Hudson, qui longe le fleuve vers le Nord. Et chaque jour, j’y reviens. J’aime cette gare, surtout pour sa partie centrale, l’incroyable espace qui s’ouvre sur la salle des pas perdus où tant de gens se croisent, se donnent rendez-vous, dans une atmosphère que je trouve presque toujours festive, lumineuse et confusément sonore. Les couloirs d’accès comme le sous-sol sont une véritable caverne des tentations: on y trouve toute la variété que la planète peut offrir de nourritures odorantes, adaptées aux formats américains. Et, dans la semaine d’Halloween, des boutiques de pâtissiers dont les gâteaux monstrueux écrasent sur des vitrines encombrées leurs énormes panses oranges. Qui peut bien manger ça ?

On ne descend sur les quais qu’au moment d’embarquer, après s’être procuré un tchaï latte ou un capuccino dans un gobelet de carton. L’espace est surchauffé et ronfle de ventilateurs et de moteurs diesels bruyants. Mais, au retour, quand on émerge dans le hall majestueux, c’est chaque fois le même plaisir, à contempler la voûte étoilée de constellations.