Fleckerlteppich

En écoutant Ruth Vogel-Klein, lors d’une conférence qu’elle consacre à W.G.Sebald, je note que l’intérêt, le plaisir inouï de la lecture de Sebald se trouvent précisément dans la faille, dans le tremblement qui nous fascine, dans le fait d’être abusé, trompé, d’être séduit par une histoire. Et, comme un enfant, nous sommes pris d’un frisson délicieux, de ce tremblement furtif de l’incertitude: nous nous enfonçons avec bonheur dans une « fiction » parfaite tout en devinant que tout ceci est à la fois (mais comment distinguer le vrai du faux ?) une vérité historique et un conte fabuleux. FleckerlteppichC’est le plaisir de l’enfant à qui on raconte une histoire pour s’endormir – une histoire qui peut d’ailleurs le tenir longtemps merveilleusement éveillé.

Et les adultes que nous sommes devenus sont pris de vertige: tout est vrai ? – Sebald truffe son récit de témoignages en cascade, de photos, de documents, … dont nous soupçonnons pourtant le caractère fabriqué, ce qu’une étude rapide confirmera. Mais je choisis d’en rester à la première croyance, c’est la plus douce.

Le « tissage » effectué par Sebald dans tous ses textes, entre réalité et fiction (ou pseudo-réalité et pseudo-fiction, récit dans le récit dans le récit … à perte de vue), renvoie à sa Bavière natale, où l’on continue de tisser ces « Fleckerlteppich », constitués d’une multitude de chutes de tissus multicolores. Ici encore, le livre est une maison.

Un terrain vague

Et ici le réel – les gens, donnés comme une masse, milliers de mémoires actives se croisant, autrefois dans les fumerolles, aujourd’hui sous le cliquetis des tableaux d’affichage automatiques, tressant de phrases effilochées, condamnées au désordre par la violence impressionniste du lieu. (…) Partout et toujours la gare est comme un terrain vague où n’importe quelle bouture humaine peut prendre et où flotte, mais comme impuissante, une vague rumeur solidaire.

Jean-Christophe BAILLY, Le propre du langage, p. 90

L’état du réel

Ce conglomérat d’objets et de circonstances que nous avons coutume d’appeler « le réel », et qui conditionne aussi bien nos pensées que nos comportements, ce réel donc, n’est ni stable ni immuable. Cette précarité détermine et conditionne le phénomène poétique dans son principe même.

Il n’est pas nécessaire de rêver, d’être ailleurs, ni même de s’abîmer dans les gouffres de la métaphysique, pour se trouver soudain au coeur du flux des sentiments, des sensations, des souvenirs et des désirs qui irrigue toute parole poétique. L’imperceptible transformation qui modifie, de seconde en seconde, l’état du réel y suffit largement.

Gil JOUANARD, L’eau qui dort, p. 9

Les coups de sifflet du réel

Je comprends ce que Jean-Christophe BAILLY [Tuiles détachées, p.71] décrit si bien quand il parle de ces coups de sifflet qui, de différents points, sont lancés par le réel lui-même.

Et je sens une grande proximité avec lui dans la suite de son propos:

Et ces appels, du moins ceux que j’entends et auxquels je prête attention, loin de provenir d’une seule direction, proviennent d’à peu près toutes; loin aussi de ne consigner qu’un domaine d’étude ou d’attention, ils en concernent beaucoup. Dès lors, ce qui s’ouvre au-delà de la séduction propre à chacun d’entre eux, c’est un tourment. Incapable en effet de résister à la multiplicité de ces appels distincts et éloignés les uns des autres, je me suis retrouvé bien souvent écartelé entre eux: n’étant spécialiste dans aucun domaine, je me suis jeté autant qu’il était possible dans des directions opposées, sans doute à terme réconciliables, mais le malheur est que ce terme lui-même dépasse de loin les possibilités d’une seule vie.

Il poursuit [p.74]: (…) il me semble que le réseau qui naît de ces distances, fût-il distendu, est pour moi le seul viable et que le « noyau dur » de ce que je recherche gagne en consistance à être ainsi approché et perdu par des voies diverses.