L’imprégnation

Le mot qui me convient le mieux, pour définir le lien entre deux personnes dans le contexte de l’enseignement, c’est celui d’imprégnation. Permettre que les processus de transmission soient des processus de compréhension physique et intellectuelle, d’imprégnation, et non des modèles de reproduction. Cet état de perméabilité à l’état de l’autre suppose de créer des conditions de transmission indirecte, où confiance et engagement réciproques sont nécessaires. L’idée de penser à une transmission par imprégnation permet de ne pas anticiper le moment où une chose va se passer, se transmettre, mais donne une chance au temps. L’imprégnation demande un rapport au temps plus lent, un rapport qui est moins dans l’efficacité immédiate, mais crée une valeur d’enracinement. (…) S’imprégner, c’est être autant sensible à la place et au moment de l’inscription qu’à sa transmission.

Mathilde MONNIER et Jean-Luc NANCY, Allitérations, conversations sur la danse, p. 50-51

Chanter le Kanon Pokajanen

Kanon Pokajanen – Arvo Pärt 1

Chanter le Kanon Pokajanen, c’est faire l’expérience physique du temps, une expérience presque douloureuse mais vitale : le déploiement de l’œuvre dans son temps propre nous insère dans un temps contracté, dans lequel tout repère nous est retiré. Deux heures de musique et, au bout du compte, plus rien qu’une suspension, plus rien que la fatigue illuminée, radieuse, la sensation d’un éclair qui nous aurait traversé le corps.

Pour le temps que nous pouvons à peu près compter, le temps de notre vie, celui qui passe irrémédiablement, la longue fréquentation d’une œuvre aussi importante, sur près de 10 ans, représente une part énorme. Elle établit une longue et féconde familiarité avec les formules sacramentelles, celles de cette prière de contrition que nous commençons à connaître – non pas à connaître par cœur comme on apprend un rôle au théâtre, mais à re-connaître, intimement, comme si ces paroles de pénitence dans cette langue inconnue, nous en étaient devenues si proches, que nous en percevions comme l’héritage mystérieux, presque la nostalgie d’un pays que nous aurions habité. Continuer la lecture de « Chanter le Kanon Pokajanen »

Le Shaman

Voyez ce très beau film d’Arthur LAMOTHE sur les Indiens Montagnais [Mémoire battante, 3e partie, 1992].

La « traductrice » montagnaise explique le sens du mot montagnais qui est traduit par « shaman, sorcier, … ». Elle dit que ces mots n’ont aucun rapport avec le sens du mot original. Celui-ci utilise un terme qu’on pourrait employer pour dire: « je suis imprégné d’humidité ». Le mot montagnais qui désigne le shaman, le sorcier, l’homme qui assure les rites – et notamment le fameux rite de la tente tremblante, pourrait se traduire par : imprégné de l’esprit.

Je note : les artistes seraient-ils des shamans ?  D’une certaine façon, cela paraît évident, à voir comment ils sont imprégnés de l’esprit et nous rendent clair ce qui restait caché à notre intelligence pragmatique, aveugle, …

Dans la répétition

Toujours on parle de l’attrait de « l’inconnu », et ce produit continue à se vendre fort bien. Mais c’est pour les paresseux ça : l’inconnu. On ne dit pas comme dans la répétition, le mystère grandit. La femme à laquelle vous êtes retourné dix mille fois : voyez comme elle s’enténèbre et se multiplie. Le bosquet qui vous plaisait tant est devenu forêt domaniale, où il faut semer des cailloux blancs pour ne pas se perdre. Pour moi elle s’est tellement étendue que même au sommet de ma voix je ne parviens presque plus à m’y faire entendre. Chaque matin il y a de nouvelles lieues à parcourir sur ce seul visage, et des provinces entières dont je ne sais encore rien.

Nicolas BOUVIER, Le vide et le plein, p. 182