La courbe chromatique

Au-delà du langage s’impose le silence, mais en tant qu’absolu du langage, selon une courbe chromatique qui va du silence au sonore en se décomposant ainsi, elle aussi « dans un monde sonore »: le silence, l’inaudible, le murmuré, l’audible, le sonore enfin, lui-même décomposé en grave, moyen, aigu. Le silence est par conséquent le bruit de la pensée et son signe le plus sûr, la pensée est une totalité « qui surpasse la totalité énumératrice, additive que fournit la parole ». Mais la parole ainsi conçue, dans ce silence, le longe et le fait fructifier, comme quelque effet de l’Un qui retomberait en pluie: mots, traces, briques, gouttes de lait, beurre fondu du sens. Ainsi agencée, la parole joue et dit l’agencement, propose sa paix et son silence, l’impose comme un exemplum face au désagencé, au démoniaque.

Jean-Christophe BAILLY, Phèdre en Inde

Voilà qui est à creuser: comment mettre en oeuvre cette courbe chromatique dans le travail du lecteur, de l’acteur, du chanteur ? Dans la musique polyphonique. Et surtout arriver à faire consister et à faire comprendre ce silence comme « bruit de la pensée » ou « beurre fondu du sens ». Tout un programme.

Voix qui résonnent

C’est le petit chapitre 33 de J.B. PONTALIS [En marge des nuits, p.77], qui porte ce titre. Il s’ouvre par une citation de Th.Laget: Le silence n’est pas l’absence de voix. Il est au contraire le vide qui permet à toutes de résonner.

Pontalis parle ensuite de ces voix qui résonnent dans nos rêves, dans notre parole quand elle parvient à se délivrer de notre « moi » chéri et consent à s’ouvrir, à s’abandonner à toutes les voix, ignorées le plus souvent ou oubliées, qui sont en nous et ont longtemps attendu avant de se faire entendre. Paradoxe: c’est seulement alors, quand le « moi » n’occupe plus seul la scène, que le « je » parle avec sa propre voix.

Au-delà des propos du psychanalyste, j’y note une précieuse analogie avec le travail musical, l’expression du chanteur.

Une autre histoire

Il y a des centaines de silences. Il faudrait énumérer patiemment le silence banal de l’étang, celui de la maison abandonnée, le silence de l’orage lointain, de l’usine lointaine, avec leurs éclairs à voix perdue, celui de la terreur des oiseaux quand la buse est tombée comme une pierre près des taillis. Le silence du pêcheur ahuri qui a laissé choir sa montre dans la rivière et qui a soudain la certitude que l’éternité est mêlée à son humble histoire. Irons-nous chercher enfin le silence le plus sauvage sur les quais déserts d’où filent des rails rouillés par les larmes du dernier voyageur qui ne savait pas que la station était désaffectée. Ou peut-être ce sera dans la neige qui a étouffé les réveille-matin du village et surélevé le monde, charmante pour les sabots et dévorant les mal chaussés. Et les pas des enfants qui deviendront, un jour, des ancêtres oubliés.

Enfin, pour en revenir au silence, il y aurait encore à chercher ici bas l’être le plus silencieux, non celui qui ne parle jamais, pas forcément la taupe ou le butor, mais peut-être quelque paysan perdu dans un village et dont un seul geste saurait décrire pour nos coeurs le ciel étoilé, l’espoir des prairies, la jeune fille aux épaules aussi simples que la terre. Mais c’est, comme on dit, une autre histoire.

André DHÔTEL