Un appel

Adam PHILLIPS, un des plus brillants psychanalystes de notre temps, a publié un passionnant petit essai intitulé Trois capacités négatives 1. Ces « capacités négatives » – être un embarras, être perdu, être impuissant – fondent notre vie, quand elles sont reconnues et assumées.

Il parle du cri et cite Freud: « La voie de décharge [c’est-à-dire le cri, l’expression émotionnelle] acquiert ainsi une fonction secondaire d’une extrême importance: celle de la compréhension mutuelle. L’impuissance originelle de l’être humain devient ainsi la source première de tous les motifs moraux. »

Il poursuit:

La première fonction du cri est de tenter d’évacuer, de décharger l’excitation, ce qui ne peut marcher. Mais la fonction seconde est un appel – un moyen de communication ou de contact du « sujet impuissant » avec la personne qui s’occupe de lui. Cela installe une compréhension avec autrui probablement parce que cela engage à chercher, à imaginer ce dont le sujet impuissant pourrait avoir besoin. (…)

L’exclamation

Il faut construire des possibilités de développer ce que j’appelle le circuit de l’exclamation. Un individu humain s’exclame. S’exclamer veut dire ici recevoir et rendre. Vous recevez un choc émotionnel que vous devez rendre, et vous ne pouvez pas ne pas exclamer la chose, ne serait-ce que par des onomatopées : oh ! ah ! Quand Cézanne peint la montagne Sainte-Victoire, il exclame sa stupéfaction devant cette montagne — ou tout aussi bien sa peine de ne plus la voir, de la perdre de vue. Nous nous exclamons en permanence, et de mille manières, même sans point d’exclamation, every time we claim, comme dit l’anglais. Toutes les ponctuations en sont des cas particuliers, et les points de suspension sont les silences où l’on entend une clameur — nous ne sommes alors plus très loin de la musique.

De la musique avant toute chose veut dire : l’exclamation d’abord — l’existence ne saurait se réduire à la subsistance. Être au monde, c’est s’exclamer. Nous nous exclamons déjà en parlant. Tout ce que nous disons et faisons est inscrit dans cet ordre qui est aussi un désordre. Les gestes sont de cet ordre, et de ce désordre, et Cézanne produit de tels gestes. Or, ces gestes renvoient toujours, de près ou de loin, à des techniques, objets, dispositifs. Le bonheur de vivre, c’est d’abord de s’exclamer au sens où s’exclamer veut finalement dire « s’exprimer »  –  mais ce mot est trop vieux et usé pour suffire à exprimer et à exclamer ce dont je vous parle.

Cfr Bernard STIEGLER, Construire l’Europe I, p. 86-87

L’adresse

Où il est question de l’adresse :  à qui s’adresse mon cri ? à qui s’adresse ce geste de création, ce foisonnement de l’écriture, ce mouvement, ce pas de danse, cet élan du corps, cet envol de la voix, cette poussée du souffle ?

L’homme qui s’écrit/s’écrie: l’homophonie n’est pas neutre. Et le cri, c’est bien plus que l’adresse à un public. Maurice CHAPPAZ écrit quelque part (A-Dieu-vat, p. 179), que l’homme qui écrit appelle sa mère aussi.

Il est curieux de noter que plusieurs auteurs, aussi différents que Chappaz, Vonnegut ou Lu Xun, pressentent une adresse similaire: celle qui va au public d’une seule personne.

Je soupçonne que toute création qui possède une unité vraie et une harmonie bien à elle est le fait d’un artiste ou d’un inventeur qui a dans sa tête une personne bien précise qui lui sert de public.

Kurt VONNEGUT, Le cri de l’engoulevent, p.24

La création, même quand elle n’est qu’un épanchement du coeur, souhaite se trouver une audience. La création est sociale par définition même. Mais elle peut fort bien se contenter d’un seul lecteur : un vieil ami, une amante. (LU XUN, cité par Simon LEYS, in Écrits sur la Chine, p. 715)