Faire danser les mots

La plus juste parole n’est surtout pas celle qui prétend « dire toujours la vérité ». Il ne s’agit même pas de la « mi-dire », cette vérité, en se réglant théoriquement sur le manque structurel dont les mots, par la force des choses, sont marqués. Il s’agit de l’accentuer. De l’éclairer – fugitivement, lacunairement – par instants de risque, décisions sur fond d’indécisions. de lui donner de l’air et du geste. Puis, de laisser sa place nécessaire à l’ombre qui se referme, au fond qui se retourne, à l’indécision qui est encore une décision de l’air. C’est donc une question, une pratique de rythme: souffle, geste, musicalité. C’est donc une respiration. Accentuer les mots pour faire danser les manques et leur donner puissance, consistance de milieu en mouvement. Accentuer les manques pour faire danser les mots et leur donner puissance, consistance de corps en mouvement.

Georges Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre, p.9

La loi ternaire

(…) la marche et l’organisation de la vie humaine, pour qu’elles soient bienfaisantes et efficaces, obéissent à la loi, non pas duelle mais ternaire. Toutes les grandes pensées – indienne, chinoise, hébraïque, grecque – ont eu cette intuition d’ordre ontologique. Elles font état d’une constatation universelle: dans la relation entre les êtres humains, comme dans celle que les humains entretiennent avec l’univers vivant, il y a toujours en présence les entités elles-mêmes et ce qui se passe entre elles, et au-delà d’elles (Yin et Yang, Vide médian). Il en va de même à l’intérieur de chaque être. Tout être, ici-bas, est constitué, non de deux, mais de trois éléments fondamentaux. [corps, esprit, âme]

François CHENG, Âme, in Europe, Abécédaire

Voir aussi sur ce point Ruach

La parole contraire

En septembre 2013, la LTF, société de construction de la ligne TAV Turin-Lyon, annonce qu’elle a porté plainte contre Erri de Luca pour des phrases publiées par le Huffington Post Italie et l’Ansa (agence de presse italienne). Erri de Luca est mis en examen pour « avoir incité publiquement à commettre un ou plusieurs délits et infractions (…) ». La plainte porte sur le fait d’avoir utilisé le mot « saboter ». L’article qui le cite écrit : « Je reste persuadé que la TAV est une entreprise inutile et je continue à penser qu’il est juste de la saboter ».

Début 2015 paraît aux éditions Gallimard un petit livre de 40 pages, intitulé La parole contraire. Erri de Luca y défend son droit à cette parole contraire, à la liberté d’expression, la liberté d’utiliser les mots dans toute leur richesse, dans toutes leurs acceptions, refusant la contrainte du sens unique.

Il note, dans cette belle image, explicite : (…) l’accordéon des droits se resserre parfois jusqu’à rester sans souffle. Mais ensuite les bras s’étirent et l’air revient dans le soufflet. (…) Dans ce procès, le droit de la parole publique est serré au point le plus fermé de l’instrument en accordéon qu’est une démocratie. Et pourtant les temps changent, qu’on le veuille ou non. Chacun d’entre nous a le choix d’y prendre part, droit souvenir, ou bien de laisser aller les temps à leur dérive et de rester à l’abri.

Il fait la distinction entre une liberté de parole (celle qui est obséquieuse est toujours libre et appréciée) et la liberté de parole contraire, dont il revendique le droit constitutionnel.

Non seulement le droit, mais le devoir : Si je ne parlais pas, si je me taisais par convenance personnelle, préférant m’occuper de mes affaires, les mots se gâteraient dans ma bouche.

Belle leçon à écouter et à mettre en œuvre dans ces temps de doute et de faiblesse de la pensée !

Pour suivre les nombreux soutiens à Erri de Luca, c’est ici : Iostoconerri.

Des organismes-personnes

A aucun moment, (…) l’enfant ne commence ni ne cesse de tisser sa vie avec d’autres vies, à partir desquelles ces modèles que nous appelons « culture » sont continuellement produits. (…) Nous sommes tous – et avons toujours été des organismes-personnes. Pourquoi alors ne pas écrire sur ces organismes-personnes en les décrivant non comme des entités délimitées, mais au contraire comme des nexus composés de fils noués dont les extrémités détendues se répandent dans toutes les directions en se mêlant à d’autres fils dans d’autres nœuds ? (…) Ils (les hommes) ne vivent pas à l’intérieur de leur corps, comme les théoriciens de la société se plaisent à l’affirmer. Leurs traces s’impriment sur le sol, via leurs empreintes, leurs sentiers et leurs pistes ; leur souffle se mêle à l’atmosphère. Ils ne restent en vie qu’aussi longtemps que subsiste un échange continu de matériaux à travers des couches de peau en extension et en mutation constante.

Tim INGOLD, Marcher avec les dragons, p. 9-10