Faire danser les mots

La plus juste parole n’est surtout pas celle qui prétend « dire toujours la vérité ». Il ne s’agit même pas de la « mi-dire », cette vérité, en se réglant théoriquement sur le manque structurel dont les mots, par la force des choses, sont marqués. Il s’agit de l’accentuer. De l’éclairer – fugitivement, lacunairement – par instants de risque, décisions sur fond d’indécisions. de lui donner de l’air et du geste. Puis, de laisser sa place nécessaire à l’ombre qui se referme, au fond qui se retourne, à l’indécision qui est encore une décision de l’air. C’est donc une question, une pratique de rythme: souffle, geste, musicalité. C’est donc une respiration. Accentuer les mots pour faire danser les manques et leur donner puissance, consistance de milieu en mouvement. Accentuer les manques pour faire danser les mots et leur donner puissance, consistance de corps en mouvement.

Georges Didi-Huberman, Gestes d’air et de pierre, p.9

L’ébranlement

Vers le bas de la montagne

On a entendu le mot Erschütterung [ébranlement, secousse] jusqu’à satiété. Il faut pourtant dire quelque chose en son honneur. On ne s’éloignera pas un seul instant du sensible et on s’en tiendra surtout à un point: l’ébranlement conduit à l’effondrement. Ceux qui assurent à chaque première ou à chaque nouvelle publication qu’ils ont été ébranlés, veulent-ils dire que quelque chose s’est effondré en eux ? Ah, l’expression qui était consacrée avant, l’est également après. Comment pourraient-ils aussi s’accorder une pause que seul l’effondrement peut suivre ? Personne ne l’a senti plus nettement que Marcel Proust à la mort de sa grand-mère, qui l’ébranla mais sans lui sembler réelle jusqu’à ce qu’un soir où il retirait ses souliers les larmes lui soient venues aux yeux. Pourquoi ? Parce qu’il s’est baissé. Ainsi le corps qui est l’éveilleur de la douleur profonde peut-il devenir tout autant celui de la pensée profonde. L’une et l’autre réclament la solitude. Pour qui, un jour, a gravi solitaire une montagne, est arrivé en haut épuisé pour s’en retourner ensuite, avec des pas ébranlant tout son corps, vers le base de la montagne, le temps se distend, les cloisons s’effondrent à l’intérieur de lui et il traverse en trottinant les éboulis d’instants comme en rêve. Parfois il tente de s’arrêter et ne le peut pas. Qui sait si ce sont ses pensées qui l’ébranlent ou le chemin raboteux ? Son corps est devenu un kaléidoscope qui lui présente à chaque pas des figures changeantes de la vérité.

Walter Benjamin, Images de pensée (Suite d’Ibiza)

La belle clairvoyance me frappe, d’évidence, dans ce petit texte de Benjamin. Tout y est dit, sur le sensible, sur le corps (éveilleur de la douleur et de la pensée), sur l’accident du mouvement, du geste anodin qui, tout à coup, révèle une pensée, une sensation profonde. Elles étaient profondément incarnées, et nous ne le savions pas. Ou comment, à notre insu, les ébranlements du corps et de l’esprit sont, sensiblement, intimement liés.

L’étonnement

Il y a deux façons d’éclairer le monde. La première est d’en dissiper l’obscurité, de chercher la vérité sous les faux semblants, d’en abolir les apparences au profit de la transparence. Mais de même que la lumière du jour dissimule les étoiles, la lumière de la raison recouvre les ombres du masque mensonger de la vérité. La seconde revient au contraire à consentir à l’opacité des phénomènes comme à l’altérité de l’Autre, à penser l’impensable, la différence, l’irréductible singularité de tout ce qui existe et dont on ne peut jamais vraiment rien dire. On y perd la vérité mais on y gagne en retour la franchise, la candeur et le sens de l’étonnement.

Raphaël Enthoven – F.Culture, 12/06/2008.