L’expressivité du sensible III

Après L’expressivité du sensible I et II, voici la première et courte présentation du travail que nous proposons aujourd’hui, Thierry Heynderickx et moi, aux chanteurs, chefs de chœur et ensembles constitués. C’est une première approche, un chantier que nous souhaitons développer, dans la ligne de ce que j’ai explicité dans les deux premiers posts.

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L’ébranlement

Vers le bas de la montagne

On a entendu le mot Erschütterung [ébranlement, secousse] jusqu’à satiété. Il faut pourtant dire quelque chose en son honneur. On ne s’éloignera pas un seul instant du sensible et on s’en tiendra surtout à un point: l’ébranlement conduit à l’effondrement. Ceux qui assurent à chaque première ou à chaque nouvelle publication qu’ils ont été ébranlés, veulent-ils dire que quelque chose s’est effondré en eux ? Ah, l’expression qui était consacrée avant, l’est également après. Comment pourraient-ils aussi s’accorder une pause que seul l’effondrement peut suivre ? Personne ne l’a senti plus nettement que Marcel Proust à la mort de sa grand-mère, qui l’ébranla mais sans lui sembler réelle jusqu’à ce qu’un soir où il retirait ses souliers les larmes lui soient venues aux yeux. Pourquoi ? Parce qu’il s’est baissé. Ainsi le corps qui est l’éveilleur de la douleur profonde peut-il devenir tout autant celui de la pensée profonde. L’une et l’autre réclament la solitude. Pour qui, un jour, a gravi solitaire une montagne, est arrivé en haut épuisé pour s’en retourner ensuite, avec des pas ébranlant tout son corps, vers le base de la montagne, le temps se distend, les cloisons s’effondrent à l’intérieur de lui et il traverse en trottinant les éboulis d’instants comme en rêve. Parfois il tente de s’arrêter et ne le peut pas. Qui sait si ce sont ses pensées qui l’ébranlent ou le chemin raboteux ? Son corps est devenu un kaléidoscope qui lui présente à chaque pas des figures changeantes de la vérité.

Walter Benjamin, Images de pensée (Suite d’Ibiza)

La belle clairvoyance me frappe, d’évidence, dans ce petit texte de Benjamin. Tout y est dit, sur le sensible, sur le corps (éveilleur de la douleur et de la pensée), sur l’accident du mouvement, du geste anodin qui, tout à coup, révèle une pensée, une sensation profonde. Elles étaient profondément incarnées, et nous ne le savions pas. Ou comment, à notre insu, les ébranlements du corps et de l’esprit sont, sensiblement, intimement liés.

La trace

[Ce post fait suite à L’expressivité du sensible, L’expressivité du sensible II]

Il est intéressant de noter que, à partir du travail du mouvement dans la pleine conscience du corps, s’installe une trace. Elle s’inscrit progressivement – dans la mémoire corporelle, dans l’écoute individuelle et collective. La répétition n’est plus alors un espace de reproduction technique, mais se vit comme une expérience répétée, renouvelée, d’expressivité, qui inscrit cette trace : trace de mobilisation du système nerveux, trace émotionnelle, trace de sens. C’est bien là pour moi l’enjeu véritable du travail répétitif.

Il est question du rapport au corps / à sa liberté / à son expressivité. Qui modifie complètement l’expression musicale, la qualité, l’émotion, et donc la transmission. Là tout se joue.

Le présent

Il y a deux ans maintenant, j’ai découvert – au hasard de cette première matinée passée dans la belle librairie de Pierre Landry [Préférences, à Tulle], Annie Dillard. D’elle, le premier livre que j’ai lu s’intitule précisément Au présent 1. J’ai été immédiatement séduit, émerveillé ensuite plus encore par la découverte du Pèlerinage à Tinker Creek, qui est une exploration sensible et déterminante de la nature, dans son inépuisable révélation. C’est aussi l’incessante question de notre présence à ce monde qui vit, sans nous, d’une étrange vie indéchiffrable.

Annie Dillard note déjà, dans Une enfance américaine, son éveil au monde présent. Voici ce passage. Continuer la lecture de « Le présent »