L’étonnement

Il y a deux façons d’éclairer le monde. La première est d’en dissiper l’obscurité, de chercher la vérité sous les faux semblants, d’en abolir les apparences au profit de la transparence. Mais de même que la lumière du jour dissimule les étoiles, la lumière de la raison recouvre les ombres du masque mensonger de la vérité. La seconde revient au contraire à consentir à l’opacité des phénomènes comme à l’altérité de l’Autre, à penser l’impensable, la différence, l’irréductible singularité de tout ce qui existe et dont on ne peut jamais vraiment rien dire. On y perd la vérité mais on y gagne en retour la franchise, la candeur et le sens de l’étonnement.

Raphaël Enthoven – F.Culture, 12/06/2008.

L’émerveillement

L’émerveillement crée en nous un appel d’air. L’éternel s’y engouffre à la vitesse de la lumière dans un espace soudain vidé de tout.

C. BOBIN, L’éloignement du monde

L’émerveillement va plus loin que l’étonnement. Je pense à ces personnes rencontrées – ma grand-mère maternelle par exemple, qui avaient/ont l’extraordinaire capacité de s’émerveiller des plus petits événements de leur vie, des plus petits incidents, de la plus simple rencontre. Elles nous donnent une grande leçon de vie. Christian Bobin, comme André Dhôtel, est l’un de ces révélateurs de l’émerveillement. L’émerveillement reste, pour moi, le principal moteur de la rencontre artistique, et la condition de sa fécondité.

L’étonnante éternité

Philippe Jaccottet, dans une lettre adressée à André Dhôtel, le 31 octobre 1984, lui écrit ceci:

J’ai lu votre nouveau livre (Histoire d’un fonctionnaire) avec le même sentiment de bonheur et de connivence que tous les autres: je ne me lasse jamais de vos fables, vous le savez. Il y a page 243 un paragraphe sur la pluie et l’ « étonnante éternité » que je vais recopier pour l’avoir à portée de la main comme d’autres garderaient un rameau béni. (…)

Ce paragraphe étonnant, le voici: c’est la magie de l’écriture de Dhôtel, qui nous ouvre au monde…

Qu’y avait-il qui ne disparaissait pas, qui ne pouvait disparaître ? La présence de la pluie, bien sûr.  Quelle sorte de présence ? Une vague idée de l’éternité à cause de l’inlassable retombée et du bruit multiplié des feuilles sous l’averse, et dans les flaques d’eau ces sons de guitare extrêmement fragiles. Oui ce qui comptait, si éternité il y avait, c’était justement une étonnante fragilité. Ce qui comptait, c’était l’étonnement lui-même, non pas celui de Florent tout abruti, mais bien de la terre, de l’eau des feuilles, de l’aveugle brume partout répandue. Alors si le monde était réduit à l’étonnement, pourquoi n’y aurait-il pas l’étonnante éternité ?

L’allégresse

C’était là précisément le but que se proposait Nigromontan. Sa méthode ne visait point, comme celle des grandes écoles, à la recherche, mais à la trouvaille. Aussi se distinguait-il par cette sorte d’assurance qu’il avait que chacune de nos démarches, fût-elle apparemment la plus vaine, la plus dépourvue d’intention, est riche d’un fruit particulier, comme la noix de son contenu ; et il demandait qu’avant de s’endormir on ouvrît dans sa mémoire le jour comme un coquillage. De tels exercices étaient destinés à montrer que le monde aussi dans son ensemble est composé à la manière d’une image énigmatique, que ses mystères s’étalent librement à sa surface et qu’il n’est besoin que d’une minime adaptation de l’œil pour contempler dans leur plénitude ses trésors et ses miracles. Il citait volontiers la parole d’Hésiode, qui veut que les dieux cachent aux mortels les nourritures, la fécondité du monde étant telle que le travail d’une seule journée suffit pour assurer toute une année de récoltes. Il suffit aussi d’un instant de méditation pour découvrir la clé qui mène à des trésors où l’on pourrait puiser sa vie durant ; et, pour rendre ceci plus sensible, il évoquait les simples inventions dont plus tard chacun dit qu’un enfant les eût trouvées. Volontiers aussi il nous renvoyait à l’imagination : sa fécondité était un symbole de la fécondité du monde, mais les hommes vivaient comme des créatures mourant de soif au-dessus de sources d’une force inépuisable. Un jour il dit aussi que le monde nous était livré comme les vingt-quatre lettres, et qu’il dépendait de notre écriture qu’il crût et devînt image. Mais il fallait être pour cela vrai créateur, et non point scribe. (…)  Comme indices de l’apparition du moment privilégié, il désignait l’étonnement, puis l’allégresse.

Ernst JÜNGER, Le coeur aventureux, p. 141 ss. ‘Les images énigmatiques’, notamment p. 145-146