Mono no aware

mono-no-awareDans Cinq méditations sur la beauté (p. 26), François CHENG évoque le fait que la beauté nous paraît presque toujours tragique  — hantés que nous sommes par la conscience que toute beauté est éphémère.

De même, dans le grand récit héroïque japonais, dit du Genji, s’exprime ce sentiment douloureux de la beauté que les Japonais appellent «mono no aware».
C’est le sentiment que nous pouvons ressentir devant l’œuvre d’art, cette conjonction d’émerveillement et de souffrance, celle qui naît du sentiment de la fugacité de ces instants de bonheur irrépressible, puissant.


La lecture du petit livre de Ito Naga 1 m’amène à ajouter [juillet 2015] cette citation:

Mono no aware, c’est l’émotion que l’on éprouve devant les changements subtils de la nature.

Mais Ito Naga ajoute, sibyllin:

Il se trompe en pensant que Mono no aware signifie « nostalgie », mais on devine pourquoi il pense ainsi.

L’insatiable curiosité

Il s’agit de faire revivre l’émerveillement, l’espièglerie et l’insatiable curiosité de la petite enfance, mais à travers une profondeur de connaissance, un fonds d’expérience et une rigueur intellectuelle auxquels il n’est possible de parvenir qu’à l’issue de nombreuses années de vie et d’étude.

Tim INGOLD, Marcher avec les dragons, p. 12

L’insatiable curiosité ? Elle est peut-être un autre nom de l’inquiétude.

Pierre BERGOUNIOUX, Exister par deux fois, p. 213

Un adulte créatif est un enfant qui a survécu.

Ursula K. LE GUIN

L’émerveillement

L’émerveillement crée en nous un appel d’air. L’éternel s’y engouffre à la vitesse de la lumière dans un espace soudain vidé de tout.

C. BOBIN, L’éloignement du monde

L’émerveillement va plus loin que l’étonnement. Je pense à ces personnes rencontrées – ma grand-mère maternelle par exemple, qui avaient/ont l’extraordinaire capacité de s’émerveiller des plus petits événements de leur vie, des plus petits incidents, de la plus simple rencontre. Elles nous donnent une grande leçon de vie. Christian Bobin, comme André Dhôtel, est l’un de ces révélateurs de l’émerveillement. L’émerveillement reste, pour moi, le principal moteur de la rencontre artistique, et la condition de sa fécondité.

Ecarter de soi …

Pour saluer la réédition des Poésies de Jean de la Croix:

Aparta de ti las cosas que no son tuyas

(écarte de toi les choses qui ne sont pas à toi)

 Dans Les dits de lumière et d’amour.

Apartar : paradoxalement, c’est l’acte poétique par excellence. Se dénuer dans l’émerveillement, se détacher dans l’approche. Sons inaudibles sous les feuilles, qui n’ont jamais eu d’accordeur.  Regarder le monde comme si rien, jamais, n’avait été écrit. [sur le site de Remue.net]

Ce vers de Jean de la Croix évoque pour moi cette ligne de Christian Bobin, qui dit la même chose. C’est la même idée, dans toute sa brièveté, qu’il complète ici. On est bien dans ce qui fonde le geste du lâcher-prise, ce geste d’écart, qui n’est ni passivité ni abandon, mais accueil. Et qui ouvre tous les possibles.

 M’éloigner assez de moi pour qu’enfin quelque chose m’arrive.

C. BOBIN, Autoportrait au radiateur, p. 64