Un peu de violence

La merveilleuse finesse de Annie Dillard !

Il ne se passera rien dans ce livre. Il y a simplement un peu de violence çà et là dans le langage, à ces carrefours où l’éternité épingle le temps.

[Voilà qui évoque aussi William Blake: L’éternité est amoureuse des productions du temps.]

Annie Dillard, Pélerinage à Tinker Creek

Le seul non-objet identifiable

Seul objet non chosifiable, toujours dérobé au nom de ce qui le désigne, jamais convaincu d’appartenir au monde: le visage, ultime grâce du regard autrement énucléé dans la lumière tronquée du jour; là, encore du visible se défend de n’être qu’imagerie, présence défunte dans l’une fois pour toutes. Le visage, seul non-objet d’être trop objet de nous-même, est l’unique lieu où l’univers vacille, où l’oeil s’engouffre au lieu de s’aheurter. Devant lui, le sens fait face à son revers: il se révulse de devoir se reconnaître dans le vide qui l’appelle, le vide qui le nomme à son tour. Il y a un abîme derrière la façade. Elle suinte d’une profonde haleine et laisse par ses failles siffler les vents de nul lieu. Un abîme où l’oeil reconduit sa spirale, privé des communes étrangetés du monde. Le mystère est bien là, dans le revers de l’autre. Ni dehors, ni dedans, cet objet se décrédite d’être face au monde et pile au vide, entre cornée et nerf optique. Comment faire de cette « chose » posée sur une béance une apparence à part entière ? Il faudrait pour cela la vider de son vide et retourner comme un gant l’univers par le dedans du crâne.

(…)

Le grand scandale de la multiplicité humaine est l’impossibilité où elle nous laisse de la visiter toute amoureusement, face après face, monde après monde, pendant l’éternité de son mystère.

Hubert HADDAD, Du visage et autres abîmes

Un nombre illimité de vies

Mais notre imperceptible passage sur la terre, dont il ne reste que des fragments insignifiants, il me semble parfois, mais seulement parfois, qu’avec notre faculté d’imaginer les milliards d’existences depuis la préhistoire jusqu’à aujourd’hui et au-delà, nous en vivons en fait un nombre illimité, de vies. Jusqu’à nous projeter comme des astronautes dans l’éternité.

Rosetta LOY, La première main, p. 185

Cette phrase qui clôt le récit autobiographique de R.Loy m’évoque une référence dont j’ai le souvenir, imprécis, et que j’ai perdue. Un autre extrait donc, ailleurs, sur les vies rêvées, toutes les vies possibles, ces innombrables potentialités qui se sont ouvertes à chaque étape de notre vie, ces voies que nous aurions pu suivre et que nous n’avons pas suivies et dont l’abandon, plutôt que le choix, a forgé petit à petit ce qui est aujourd’hui notre destin. Nous vivons notre vie à défaut de toutes les autres, qui pourtant nous sont rendues, par l’écriture, dans la fiction. Sans doute est-ce là le moteur le plus sûr de notre passion de lire et d’écrire.

L’étonnante éternité

Philippe Jaccottet, dans une lettre adressée à André Dhôtel, le 31 octobre 1984, lui écrit ceci:

J’ai lu votre nouveau livre (Histoire d’un fonctionnaire) avec le même sentiment de bonheur et de connivence que tous les autres: je ne me lasse jamais de vos fables, vous le savez. Il y a page 243 un paragraphe sur la pluie et l’ « étonnante éternité » que je vais recopier pour l’avoir à portée de la main comme d’autres garderaient un rameau béni. (…)

Ce paragraphe étonnant, le voici: c’est la magie de l’écriture de Dhôtel, qui nous ouvre au monde…

Qu’y avait-il qui ne disparaissait pas, qui ne pouvait disparaître ? La présence de la pluie, bien sûr.  Quelle sorte de présence ? Une vague idée de l’éternité à cause de l’inlassable retombée et du bruit multiplié des feuilles sous l’averse, et dans les flaques d’eau ces sons de guitare extrêmement fragiles. Oui ce qui comptait, si éternité il y avait, c’était justement une étonnante fragilité. Ce qui comptait, c’était l’étonnement lui-même, non pas celui de Florent tout abruti, mais bien de la terre, de l’eau des feuilles, de l’aveugle brume partout répandue. Alors si le monde était réduit à l’étonnement, pourquoi n’y aurait-il pas l’étonnante éternité ?