L’excessif est la seule mesure

Qui va donc la secouer un peu, cette jeunesse à tout asservie? Qui va lui apprendre qu’un homme qui n’affronte pas sa solitude n’est pas vraiment un homme; qu’une pensée qui ne se heurte pas au doute et au mystère n’est pas une pensée; qu’une sagesse qui ne mène pas au risque n’est pas une sagesse; qu’un avenir déjà connu est un passé raté; qu’un plaisir qui ne bouleverse pas n’est pas un plaisir; qu’affronter, très jeune, l’idée de la mort empêche de croupir toute sa vie dans les plans de carrière et les mamours des banquiers; qu’il faut admirer sans retenue ce qui mérite de l’être et jeter le reste, sans colère inutile mais sans faiblesse, à la poubelle de l’oubli; que, pour tout ce qui compte vraiment, l’excessif est la seule mesure.

Jean Sur, « Un tandem infernal », sur Résurgences – Destin

Fleckerlteppich

En écoutant Ruth Vogel-Klein, lors d’une conférence qu’elle consacre à W.G.Sebald, je note que l’intérêt, le plaisir inouï de la lecture de Sebald se trouvent précisément dans la faille, dans le tremblement qui nous fascine, dans le fait d’être abusé, trompé, d’être séduit par une histoire. Et, comme un enfant, nous sommes pris d’un frisson délicieux, de ce tremblement furtif de l’incertitude: nous nous enfonçons avec bonheur dans une « fiction » parfaite tout en devinant que tout ceci est à la fois (mais comment distinguer le vrai du faux ?) une vérité historique et un conte fabuleux. FleckerlteppichC’est le plaisir de l’enfant à qui on raconte une histoire pour s’endormir – une histoire qui peut d’ailleurs le tenir longtemps merveilleusement éveillé.

Et les adultes que nous sommes devenus sont pris de vertige: tout est vrai ? – Sebald truffe son récit de témoignages en cascade, de photos, de documents, … dont nous soupçonnons pourtant le caractère fabriqué, ce qu’une étude rapide confirmera. Mais je choisis d’en rester à la première croyance, c’est la plus douce.

Le « tissage » effectué par Sebald dans tous ses textes, entre réalité et fiction (ou pseudo-réalité et pseudo-fiction, récit dans le récit dans le récit … à perte de vue), renvoie à sa Bavière natale, où l’on continue de tisser ces « Fleckerlteppich », constitués d’une multitude de chutes de tissus multicolores. Ici encore, le livre est une maison.

Le désir II

Un mot encore, sur le désir. Ou plutôt deux.

D’abord, il y a clairement un rapport entre le désir et le temps. Le désir s’inscrit dans la durée. Désirer s’effectue dans le temps, dans le temps du désir, justement.1 Le désir a ce point en commun avec la musique, le temps est le point de rencontre entre le désir et la musique. Mais autant le plaisir est dans l’immédiateté, dans la recherche compulsive de la réalisation instantanée, autant le désir me semble de l’ordre de la maturité : il gère l’inachevé, le perfectible.

Ensuite, si le désir est de l’ordre de l’inachevé, c’est bien dans une perspective dynamique : la poursuite de son objet est permanente, elle est le mouvement même qui anime la pratique. Il ne s’agit donc pas d’un inachevé à l’image d’un chantier abandonné, mais d’un inachevé stimulant, dynamique, qui motive la recherche permanente …

Le désir

Dans notre pratique artistique amateur, en tant que pratique collective, j’oppose depuis longtemps la logique de désir à la logique de plaisir. Les « usagers » d’un service réclament leur dû, en mesure de satisfaction (ne sont-ils pas des « clients » ?). Par contre, les « praticiens » – j’emprunte ces termes à Bernard Stiegler – en sont eux-mêmes les acteurs, mis en mouvement (« motivés » au sens propre) par leur désir. Avec des « usagers », il n’y a pas de création possible, et le plaisir reste mercenaire et compulsif (Jean Sur a ce mot: le « tout-à-l’ego »). Avec des « praticiens », tout est réalisable.

Gilles DELEUZE, dans les entretiens qu’il a eus avec Claire Parnet1, évoque le désir. Il dit notamment ceci : le désir ne s’applique pas à une personne, à un objet. Plus encore: je ne désire pas un ensemble, mais dans un ensemble.Tout désir coule dans un agencement. Désirer, c’est construire un ensemble, un agencement, une région. Il évoque Proust: ce n’est pas une femme que je désire, c’est le paysage qui l’/qu’elle enveloppe.

Les deux aspects me sollicitent : d’une part, l’agencement, l’ensemble; d’autre part, au-delà de la métaphore, la spatialisation, l’ancrage dans un « paysage ».