Prendre conscience de l’obscurité

Valeria Luiselli a écrit le très beau Lost Children Archive, traduit en français par Nicolas Richard sous le titre Archives des enfants perdus (Éditions de l’Olivier, 2019). J’y trouve, page 88, cette intuition de ce que peut représenter la lecture, de ce qu’elle a représenté et représente encore souvent pour moi.

(…) quand j’ai lu Sontag pour la première fois, tout comme la première fois que j’ai lu Hannah Arendt, Emily Dickinson et Pascal, je n’ai cessé d’avoir des ravissements soudains, subtils, voire microchimiques – de petites lumières clignotant en profondeur à l’intérieur du tissu cérébral – que certaines personnes éprouvent quand elles retrouvent finalement les mots pour désigner un sentiment très simple et pourtant jusqu’alors tout à fait indescriptible. Lorsque les mots de quelqu’un d’autre pénètrent comme cela dans votre conscience, ils deviennent de petites balises conceptuelles. Ils n’illuminent pas nécessairement. Une allumette craquée dans un couloir sombre, l’extrémité d’une cigarette fumée au lit à minuit, les braises d’un feu à l’agonie dans la cheminée: rien de tout cela n’a en soi suffisamment de lumière pour révéler quoi que ce soit. Les mots de quiconque non plus. Mais parfois, une lueur peut vous faire prendre conscience de l’obscurité, de l’espace inconnu qui l’entoure, de l’énorme ignorance qui enveloppe tout ce que nous croyons savoir. Et le fait d’en prendre conscience, et le fait de reconnaître la présence de l’obscurité importe davantage que toute la connaissance factuelle que nous pouvons accumuler.

Les pratiques

Il faut toujours envisager le fait de penser en termes de pratique, penser c’est une pratique. Ce n’est pas une technique qu’on apprend, quand bien même il y a une dimension d’apprentissage. C’est une chose sur laquelle Wittgenstein insiste beaucoup: il faut envisager l’ensemble des activités humaines comme des pratiques. Dans mon travail de théorie politique, je m’intéresse particulièrement aux pratiques artistiques et culturelles car pour la stratégie hégémonique que je prône, c’est une question qui est importante. C’est un point que Gramsci avait mis en lumière: la façon dont nous voyons le monde, ça a à voir avec les livres qu’on lit, le théâtre et le cinéma qu’on voit et, aussi, hélas, les médias. Pour transformer le sens commun, il faut faire en sorte que les individus soient en contact avec des pratiques très diverses afin de pouvoir voir les choses de façon différente. Dans ce domaine, les pratiques artistiques ont un rôle très important. Elles peuvent nous aider à changer notre perception, elles nous permettent de regarder les choses qu’on était habitués à voir d’une certaine façon, d’une autre manière. Elles peuvent contribuer à créer de nouvelles formes de subjectivité et à lutter contre le type de désirs que l’économie néo-libérale s’efforce de nous imposer.

Chantal Mouffe, entretien avec Laure Adler, in L’entretien n°2

Qui porte qui ?

Le premier s’appelait Les Trois Mousquetaires, pas lu, mais écouté par la voix de ma mère pendant les fièvres de la scarlatine. Trois ou quatre mousquetaires se battaient en moi contre l’injustice, qui coïncidait avec la maladie.1
Il est évident que depuis lors les livres se mélangent à la vie, qu’ils signent des jumelages d’occasion. Ils se versent dans l’entonnoir des yeux et se dispersent dans l’environnement de chacun. A la fin de chaque lecture, le lecteur a empesté de soi l’écrivain et l’écriture lue. Thomas Mann et sa Montagne magique auront pour moi la faible lumière et l’odeur de froid de l’autobus de Turin qui me conduisait à l’usine et me ramenait  huit heures après.

Le lecteur entraîne auteur et histoire dans son mauvais temps ou en vacances, il le fait asseoir près de lui, et tout en lisant, il remanie également.

Recevoir d’un livre est une action aussi active que l’écriture.

En tant que lecteur, je sais que c’est à moi d’apporter les dernières finitions à ce que je lis, en l’associant à mon existence. Le livre pour moi n’est pas une œuvre achevée, mais un produit semi-fini. Et pour le finir, le temps de loisir d’un lecteur lui est nécessaire. Le rapport entre eux répond à la question : qui porte qui ? La réponse doit être que le livre porte le lecteur. Dans l’autobus du retour, entre les hommes debout après huit heures passées debout, le livre devait me faire oublier le poids du corps et du temps de travail. (…)

Erri De Luca, Le plus et le moins

Les livres, le réel

Je me mis à lire à en perdre la tête. Je commençai par disparaître du monde connu dans l’abîme passif de la lecture ; mais bientôt, je me découvris une passion pour les choses dont parlaient les livres, ou qui les entouraient, car elles me tiraient de ma stupeur. C’est de la plus proche bibliothèque que j’appris toutes les choses surprenantes, dont quelques-unes, mais assez peu, provenaient en fait des livres eux-mêmes.

Annie DILLARD, Une enfance américaine, p. 119