Prendre conscience de l’obscurité

Valeria Luiselli a écrit le très beau Lost Children Archive, traduit en français par Nicolas Richard sous le titre Archives des enfants perdus (Éditions de l’Olivier, 2019). J’y trouve, page 88, cette intuition de ce que peut représenter la lecture, de ce qu’elle a représenté et représente encore souvent pour moi.

(…) quand j’ai lu Sontag pour la première fois, tout comme la première fois que j’ai lu Hannah Arendt, Emily Dickinson et Pascal, je n’ai cessé d’avoir des ravissements soudains, subtils, voire microchimiques – de petites lumières clignotant en profondeur à l’intérieur du tissu cérébral – que certaines personnes éprouvent quand elles retrouvent finalement les mots pour désigner un sentiment très simple et pourtant jusqu’alors tout à fait indescriptible. Lorsque les mots de quelqu’un d’autre pénètrent comme cela dans votre conscience, ils deviennent de petites balises conceptuelles. Ils n’illuminent pas nécessairement. Une allumette craquée dans un couloir sombre, l’extrémité d’une cigarette fumée au lit à minuit, les braises d’un feu à l’agonie dans la cheminée: rien de tout cela n’a en soi suffisamment de lumière pour révéler quoi que ce soit. Les mots de quiconque non plus. Mais parfois, une lueur peut vous faire prendre conscience de l’obscurité, de l’espace inconnu qui l’entoure, de l’énorme ignorance qui enveloppe tout ce que nous croyons savoir. Et le fait d’en prendre conscience, et le fait de reconnaître la présence de l’obscurité importe davantage que toute la connaissance factuelle que nous pouvons accumuler.

Faire la planche

André Markowicz poste, depuis des années, des billets réguliers sur Facebook. Ils concernent son travail d’écrivain, de traducteur, mais aussi – et surtout depuis le début de la guerre en Ukraine -, son rapport à la Russie, ce que cette violence lui inspire, ce qu’il y reconnaît de l’arrogance du régime poutinien. Sa connaissance, sa familiarité extrême avec la langue et avec la culture russes sont précieuses.

Je transcris, ici, un extrait du post qu’il a déposé en ce 1er mai 2022. Pour ce qu’il en dit de son travail d’écrivain. Remarquable, ce « faire attention aux mots », cette attention « aux mots eux-mêmes ». Cela compte pour moi aussi. Fraternité du soin.

Mais c’est quoi, ma spécialité, à moi qui ne sais même pas faire la planche, et qui n’ai jamais pu apprendre à nager à la piscine, parce que le maître-nageur me disait « sois cool », et que, donc, je coulais ?

Est-ce qu’on peut dire que, ma spécialité, c’est d’écrire ? Genre, je suis un écrivain. Et un écrivain, c’est quelqu’un qui fait, comme on dit, une œuvre. Sauf que, la seule chose que je ne fasse pas, c’est justement une œuvre d’écrivain, parce que je ne fais pas de fiction. La seule chose que je ne puisse pas m’imaginer de faire, c’est d’écrire un roman, avec ou sans marquise qui sortit à cinq heures.

J’essaie de faire attention aux mots. De faire attention aux mots, ça veut dire faire attention aux mots eux-mêmes, aux mots dans la façon dont ils sonnent, dans ce qu’ils disent vraiment, ou ce qu’on pense (ou qu’on imagine) qu’ils disent, les mots précis, ceux-là et pas d’autres (d’où, finalement, aussi, mes traductions) ; ça veut dire aussi ce qu’ils peuvent porter ensemble comme rythmes, comme musique, comme images (d’où mon travail sur la poésie — appelons ça comme ça, sur la concentration des mots dans un minimum d’espace sonore) et ça veut dire, en même temps, bien sûr, essayer de faire attention à ceux qui les disent, ces mots, aux gens qui parlent, à la façon dont ils parlent, à pourquoi ils parlent, aussi. Faire attention, d’une façon ou d’une autre, à la vie qu’il y a, non pas derrière, mais dedans. Essayer, je ne sais pas, d’être vivant parmi d’autres vivants. Juste une personne parmi les autres. Et c’est l’attention aux mots, si monstrueux soient-ils, qui fait la matière même de mes chroniques sur la guerre d’Ukraine.

Avec cette particularité que j’ai, qui est à la fois un trésor et une calamité, d’avoir deux langues, et donc d’être à la fois, partout, à la fois et dehors et dedans. C’est ce qui explique que, quand j’écris en français, — qu’il s’agisse de traductions (c’est-à-dire de textes écrits en français dont il existe une version première dans une autre langue) ou de textes non-traduits (au sens où il n’existe pas de version première précise avant ce que le lecteur a sous les yeux), on sente toujours que, derrière ma langue française, il y a une autre langue — peut-être, inch allah, un autre monde.

Paul Celan

Depuis de nombreuses années, je lis – par intervalles, parfois très longs -, la poésie de Paul Celan, dans des éditions bilingues, texte allemand et français en « juxta », comme on disait. Dans le deuxième volume de Partages, André Markowicz dit si justement cette impuissance à franchir la barrière de la traduction.

Il y a trois poètes allemands qui m’accompagnent, toute la vie. Hölderlin, Rilke et Celan. Je ne peux en lire aucun. Je ne peux, pour chacun d’eux, que tâtonner autour des ombres que sont les traductions, en essayant de deviner l’immensité – pas deviner l’immensité, parce qu’elle est évidente. Non, deviner les détails, les preuves. Deviner les illuminations que contiennent tous les textes que je lis d’eux. (…)

Je ne comprends que par bribes la façon dont Celan peut casser la langue allemande, mais je comprends que, s’il est possible, lui, c’est qu’il est dans la langue allemande, – devrais-je dire qu’il est, après-guerre, la langue allemande en tant que telle, exsangue, noir-jaune, et fulgurante de toute sa douleur accumulée ?

Traduire du chinois

p1030753Traduire du chinois, pour moi, qui n’en connaît pas un seul mot, qui n’en déchiffre pas un caractère, c’est bien cela, participer à l’entretien infini, répercuter, en le remodelant, l’écho d’une ombre, un écho qui n’existe lui-même que dans son mouvement et dans sa lumière. Essayer d’être à la lisière et au cœur à la fois, juste un instant, comme un possible parmi des dizaines d’autres.

André MARKOWICZ, Partages 2, p. 159