Faire la planche

André Markowicz poste, depuis des années, des billets réguliers sur Facebook. Ils concernent son travail d’écrivain, de traducteur, mais aussi – et surtout depuis le début de la guerre en Ukraine -, son rapport à la Russie, ce que cette violence lui inspire, ce qu’il y reconnaît de l’arrogance du régime poutinien. Sa connaissance, sa familiarité extrême avec la langue et avec la culture russes sont précieuses.

Je transcris, ici, un extrait du post qu’il a déposé en ce 1er mai 2022. Pour ce qu’il en dit de son travail d’écrivain. Remarquable, ce « faire attention aux mots », cette attention « aux mots eux-mêmes ». Cela compte pour moi aussi. Fraternité du soin.

Mais c’est quoi, ma spécialité, à moi qui ne sais même pas faire la planche, et qui n’ai jamais pu apprendre à nager à la piscine, parce que le maître-nageur me disait « sois cool », et que, donc, je coulais ?

Est-ce qu’on peut dire que, ma spécialité, c’est d’écrire ? Genre, je suis un écrivain. Et un écrivain, c’est quelqu’un qui fait, comme on dit, une œuvre. Sauf que, la seule chose que je ne fasse pas, c’est justement une œuvre d’écrivain, parce que je ne fais pas de fiction. La seule chose que je ne puisse pas m’imaginer de faire, c’est d’écrire un roman, avec ou sans marquise qui sortit à cinq heures.

J’essaie de faire attention aux mots. De faire attention aux mots, ça veut dire faire attention aux mots eux-mêmes, aux mots dans la façon dont ils sonnent, dans ce qu’ils disent vraiment, ou ce qu’on pense (ou qu’on imagine) qu’ils disent, les mots précis, ceux-là et pas d’autres (d’où, finalement, aussi, mes traductions) ; ça veut dire aussi ce qu’ils peuvent porter ensemble comme rythmes, comme musique, comme images (d’où mon travail sur la poésie — appelons ça comme ça, sur la concentration des mots dans un minimum d’espace sonore) et ça veut dire, en même temps, bien sûr, essayer de faire attention à ceux qui les disent, ces mots, aux gens qui parlent, à la façon dont ils parlent, à pourquoi ils parlent, aussi. Faire attention, d’une façon ou d’une autre, à la vie qu’il y a, non pas derrière, mais dedans. Essayer, je ne sais pas, d’être vivant parmi d’autres vivants. Juste une personne parmi les autres. Et c’est l’attention aux mots, si monstrueux soient-ils, qui fait la matière même de mes chroniques sur la guerre d’Ukraine.

Avec cette particularité que j’ai, qui est à la fois un trésor et une calamité, d’avoir deux langues, et donc d’être à la fois, partout, à la fois et dehors et dedans. C’est ce qui explique que, quand j’écris en français, — qu’il s’agisse de traductions (c’est-à-dire de textes écrits en français dont il existe une version première dans une autre langue) ou de textes non-traduits (au sens où il n’existe pas de version première précise avant ce que le lecteur a sous les yeux), on sente toujours que, derrière ma langue française, il y a une autre langue — peut-être, inch allah, un autre monde.

Les mots exacts

En tant que citoyen je vais vous dire ce dont j’ai vraiment peur, c’est que nous ne puissions pas inventer les mots de la riposte. C’est-à-dire que nous nous laissions à ce point déborder par ce mauvais gouvernement par l’appauvrissement de la langue politique.

Dès lors qu’on prend les mots, d’une certaine manière – que ce soient les mots anciens ou nouveaux, peu importe – mais dès lors qu’on se met, faute de mieux, de guerre lasse, à employer les mots de l’adversaire, ne serait-ce que pour dire : Bon ben, l’assistanat … – en fait c’est plus compliqué que ça, ça n’existe pas ; à partir du moment où on a utilisé par exemple ce mot empoisonné, assistanat, on a perdu. Vous dites : l’étranger, c’est exactement la même chose.

Et donc, c’est ce qu’il y a aussi de machiavélien dans cet état d’urgence d’aujourd’hui, ce qu’il y a de plus politique aujourd’hui est peut-être ce qu’il y a de plus poétique, c’est-à-dire notre capacité ou non d’inventer les mots exacts du constat.

Patrick Boucheron, sur France Culture, La grande table, Caroline Broué, 2e partie, 1/7/2016 [25’38’’]

Misère et splendeur de la traduction

Cada pueblo calla unas cosas para poder decir otras. Porque todo sería indecible. De aquí la enorme dificultad de la traducción: en ella se trata de decir en un idioma precisamente lo que este idioma tiende a silenciar. Pero, a la vez, se entrevé lo que traducir puede tener de magnífica empresa: la revelación de los secretos mutuos que pueblos y épocas se guardan recíprocamente y tanto contribuyen a su dispersión y hostilidad; en suma, una audaz integración de la Humanidad.

Chaque peuple tait certaines choses pour pouvoir en exprimer d’autres. Parce que tout dire serait se condamner au silence. D’où l’énorme difficulté de la traduction, dont tout l’effort consiste précisément à exprimer dans une langue donnée ce sur quoi cette langue tend à faire silence. Mais, simultanément, on pressent la magnificence de cette entreprise: la révélation des secrets que les peuples et l’histoire chérissent réciproquement et qui contribuent tellement à leur séparation et à leur hostilité mutuelle. En quelque sorte, il s’agit d’une audacieuse intégration de l’humanité.

José ORTEGA Y GASSET, Miseria y esplendor de la traducción.[cité par Nicholas EVANS, Ces mots qui meurent. Les langues menacées et ce qu’elles ont à nous dire]

Pour chaque langue que tu connais, tu deviens un homme nouveau.

Proverbe tchèque

Plus tard [février 2015], je note: Il est intéressant de mesurer l’ouverture d’un pays aux influences étrangères, sa capacité à intégrer la diversité, au flux de traduction des œuvres étrangères.


Wer fremde Sprachen nicht kennt, weiss nichts von seiner eigenen.

Goethe, Sprache in Prosa.