Les pratiques

Il faut toujours envisager le fait de penser en termes de pratique, penser c’est une pratique. Ce n’est pas une technique qu’on apprend, quand bien même il y a une dimension d’apprentissage. C’est une chose sur laquelle Wittgenstein insiste beaucoup: il faut envisager l’ensemble des activités humaines comme des pratiques. Dans mon travail de théorie politique, je m’intéresse particulièrement aux pratiques artistiques et culturelles car pour la stratégie hégémonique que je prône, c’est une question qui est importante. C’est un point que Gramsci avait mis en lumière: la façon dont nous voyons le monde, ça a à voir avec les livres qu’on lit, le théâtre et le cinéma qu’on voit et, aussi, hélas, les médias. Pour transformer le sens commun, il faut faire en sorte que les individus soient en contact avec des pratiques très diverses afin de pouvoir voir les choses de façon différente. Dans ce domaine, les pratiques artistiques ont un rôle très important. Elles peuvent nous aider à changer notre perception, elles nous permettent de regarder les choses qu’on était habitués à voir d’une certaine façon, d’une autre manière. Elles peuvent contribuer à créer de nouvelles formes de subjectivité et à lutter contre le type de désirs que l’économie néo-libérale s’efforce de nous imposer.

Chantal Mouffe, entretien avec Laure Adler, in L’entretien n°2

Le pays du présent

(…) Le pays du passé regorge en effet de lieux riches en enseignement.

On rencontre également bon nombre de ces endroits dans le pays du présent, autant d’objets matériels et de régions, naturellement constitués ou bâtis par l’être humain, dont la myriade d’agencements locaux façonne les environnements de la vie quotidienne. Mais ici, maintenant, dans le monde en cours accompagné des ses préoccupations et perspectives actuelles, ces lieux ne sont pas considérés comme des souvenirs du passé. Lors des rares moments où l’on daigne y prêter attention, on perçoit au contraire ces lieux à l’aune de leurs aspects extérieurs – comme des lieux familiers déterminés par leur surface manifeste -, et à moins que ne survienne un événement qui viendrait ébranler ces perceptions, ils demeurent perpétuellement livrés à eux-mêmes. Puis un événement survient bel et bien. Peut-être remarque-t-on un arbre récemment tombé, une trace de peinture écaillée, ou encore une maison qui se dresse là où il n’y en avait pas auparavant – toute perturbation, qu’elle soit significative ou infime, témoignant du temps qui passe -, et un lieu révèle alors les relations qu’il entretient avec des événements passés. A cet instant précis, lorsque l’étau des perceptions ordinaires se desserre peu à peu, une frontière est franchie et le paysage se met à changer. Notre état de conscience s’est modifié, et ce lieu désormais transfiguré par l’évocation d’une époque plus lointaine revêt subitement une apparence inédite et incongrue.

Keith BASSO, L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert, p. 26

Pour moi, l’écho avec Annie Dillard [Le présent], Henri Thomas [La perception comme filtre].

La musique

Des idées, des choses à nous dire.

Je suis à la musique ce que le bois est au feu. Pour partager le feu, la bûche le veut tout entier, il le lui faut tout entier.

Jean SUR

Ces vignes où un homme quand il sulfatait, chantait toujours le grégorien de l’église, les vocalises escaladaient les murs, caressaient la pente comme une longue, longue peau sauvage.

Maurice CHAPPAZ, A–Dieu–Vat, p. 47

La manière dont la musique, elle surtout, nous interpelle, nous entraîne bien plus loin que jusqu’aux frontières du verbe — elle va jusqu’à celles de la perception. Les divers sens semblent ne plus suffire à lui donner un asile — ce sont des branches issues du tronc du frêne cosmique.

Ernst JÜNGER, L’auteur et l’écriture, p. 182

« La musique creuse le ciel », écrit Baudelaire. Oui, au double sens où elle recule les limites de l’illimité en même temps qu’elle en explore l’espace.

François DEBLUË, in Conférence n°28

Je ne pense pas qu’à l’époque, âgé de douze ans, j’ai pu deviner ce que j’ai lu bien plus tard, si je ne me trompe, dans l’une des études de Sigmund Freud, et qui me parut tout de suite évident: le mystère le plus intime de la musique est un geste de défense contre la paranoïa, nous faisons de la musique pour ne pas être submergés par les horreurs de la réalité.

W.G.SEBALD, Campo Santo, p. 219