Parler aux animaux

Les animaux parlent presque continuellement entre eux (…), ils nous parlent fréquemment, aussi, mais nous ne comprenons pas qu’ils s’adressent à nous. Les animaux se tournent vers nous au loin, dissimulés dans le feuillage au-dessus de nos têtes, venant des fourrés en bordure du chemin, ils posent des questions, ils nous grondent, ou ils nous font savoir: « Je t’ai vu ». Mais pour qu’un homme puisse se trouver en présence de certains animaux ou pour les découvrir, il faut savoir se taire. Pour pouvoir se trouver en face d’eux, de ceux qui parlent, il est une chose qu’il ne faut surtout pas faire, parler avec eux.

Marcel Beyer, Kaltenburg, p. 44

Parler avec les gens ?

RER C. « Hier, un mec a manqué de respect à mon copain, dit une fille à une autre. Tu sais ce qu’il a fait, mon copain ? Il a pris son crayon à bille et il lui a planté dans le bras. Le sang pissait de partout. Morte de rire, j’étais. » Vous voulez la suite ? Vous voulez savoir en quoi et comment le mec a manqué de respect au copain de la fille ? C’est simple : il lui a parlé. Vous avez bien entendu : il lui a parlé.

Vous arrivez à parler avec les gens, vous ? À parler vraiment ? À causer comme on disait autrefois ? Comme deux voisins dont les jardins sont séparés et reliés par un ruisseau et un pont et qui, sans se demander à qui appartient le pont, viennent parfois s’appuyer sur la rambarde, regardent les poissons, s’intéressent au temps qu’il fait en eux… Vous y arrivez, vous ? Moi, de plus en plus mal. Sauf avec quelques pauvres qui se sont faufilés entre les mailles.

« On s’appuie sur un coussin de paroles pour faire son solo », dit un écrivain africain. L’idée est élémentaire mais l’emploi du mot « coussin » en transforme le sens, en multiplie la force et donne à une formule banale une dimension de profonde intériorité. Où les avons-nous entendues, ces paroles légères et chaleureuses qui nous ont revigorés ? Qui les a prononcées ? Comment, plume après plume, l’avons-nous composé, ce coussin ? Des paroles souples pour un repos actif, pour des projets sans outrance, sans défi, sans angoisse, sans crainte : il faut toute une vie pour ce coussin-là ; nul commerce, même s’il fait dans les idées, ne le propose tout cousu. C’est le kit de l’attention discrète, panoramique, clandestine, des relations mystérieuses entre souvenirs, pensées, sensations apparemment hétéroclites et qu’unissent, en dépit des erreurs et des fautes, des liens inespérés, inouïs, incompréhensibles. Vive le coussin chaleureux et doux de la dépossession tranquille !

Jean SUR, Le Marché de Résurgences, 31 mars 2006

La musique

Des idées, des choses à nous dire.

Je suis à la musique ce que le bois est au feu. Pour partager le feu, la bûche le veut tout entier, il le lui faut tout entier.

Jean SUR

Ces vignes où un homme quand il sulfatait, chantait toujours le grégorien de l’église, les vocalises escaladaient les murs, caressaient la pente comme une longue, longue peau sauvage.

Maurice CHAPPAZ, A–Dieu–Vat, p. 47

La manière dont la musique, elle surtout, nous interpelle, nous entraîne bien plus loin que jusqu’aux frontières du verbe — elle va jusqu’à celles de la perception. Les divers sens semblent ne plus suffire à lui donner un asile — ce sont des branches issues du tronc du frêne cosmique.

Ernst JÜNGER, L’auteur et l’écriture, p. 182

« La musique creuse le ciel », écrit Baudelaire. Oui, au double sens où elle recule les limites de l’illimité en même temps qu’elle en explore l’espace.

François DEBLUË, in Conférence n°28

Je ne pense pas qu’à l’époque, âgé de douze ans, j’ai pu deviner ce que j’ai lu bien plus tard, si je ne me trompe, dans l’une des études de Sigmund Freud, et qui me parut tout de suite évident: le mystère le plus intime de la musique est un geste de défense contre la paranoïa, nous faisons de la musique pour ne pas être submergés par les horreurs de la réalité.

W.G.SEBALD, Campo Santo, p. 219