Gaïa

Le drame, c’est que l’intrusion de Gaïa survient au moment où jamais la figure de l’humain n’a paru si inadaptée pour la prendre en compte. Alors qu’il faudrait avoir autant de définitions de l’humanité qu’il y a d’appartenances au monde, c’est le moment même où l’on a enfin réussi à universaliser sur toute la surface de la Terre le même humanoïde économisateur et calculateur. Sous le nom de globalisation ou de mondialisation, la culture de cet étrange OGM – de son nom latin Homo œconomicus – s’est répandue partout… Juste au moment où l’on a un cruel besoin d’autres formes d’homodiversité ! Pas de chance vraiment: il faut affronter le monde avec un humain réduit à un tout petit nombre de compétences intellectuelles, doté d’un cerveau capable de faire de simples calculs de capitalisation et de consommation, auquel on attribue un tout petit nombre de désirs et que l’on est enfin parvenu à convaincre de se prendre vraiment pour un individu, au sens atomique du mot. Au moment même où il faudrait refaire de la politique, on n’a plus à notre disposition que les pathétiques ressources du « management » et de la « gouvernance ». Jamais une définition plus provinciale de l’humanité n’a été transformée en un standard universel de comportement. (…)

Bruno LATOUR, Gaïa, figure (enfin profane) de la Nature, 3e des Huit conférences sur le nouveau régime climatique, p. 143

La confrontation créative

Dans la pratique collective, il me semble important de ne pas évacuer – au nom d’une rencontre idéalisée, fusionnelle – la dimension de la confrontation.

La sonorité de l’ensemble se déploie dans la mesure où chacun y joue un rôle déterminant. Il est donc indispensable que les « egos » soient assez forts, individualisés, identifiés, pour que la rencontre ait lieu, sous cette forme qu’on appellera la « confrontation créative ». Il peut sembler paradoxal que la plus belle des cohérences naisse de la plus stricte individualisation. Et pourtant, quiconque pratique la musique le sait: le mariage des timbres comme la collaboration des personnalités créent la sonorité unique de l’ensemble.
 Il est clair alors que la musique naît d’une interaction et qu’elle n’est donc jamais un phénomène de reproduction, même à un très haut niveau de qualité. Le travail de la répétition est concentré sur cette interaction. Répéter pour tenter de reproduire un modèle idéal n’aurait aucun sens.

Entre les musiciens chanteurs, amateurs ou professionnels – cette distinction est encore moins pertinente ici que nulle part ailleurs, ce qui compte le plus est bien la capacité de coopération, entendue comme une confrontation ludique et féconde, tant en termes de compétence que de volonté.

[Je vous invite à découvrir l’article intéressant publié par Rue89, consacré au Trip to Asia de l’Orchestre philharmonique de Berlin. On y évoque notamment cette question de la confrontation: Le son de l’orchestre émane de la friction entre des personnalités très variées dans un espace très restreint.]