Portraits

Dans le cadre des Fenêtres qui parlent, Delphine CHENU a réalisé ces portraits sensibles qui ne dévoilent quasi rien mais qui disent tout. Elle a mené ce travail avec les habitants de son quartier. Les prises de vues ont été faites dans le café des Arts, au milieu du passage des habitués.
Ce travail est issu de ma rencontre avec Luc Hossepied, le créateur de la Plus petite Galerie du Monde (Roubaix). Nos deux énergies électriques, positives, ont fédéré les habitants du quartier de la rue des Arts pour donner vie à ce travail. Il marque le commencement d’une expression nouvelle, qui m’est très intime, très personnelle. Je ne suis jamais dans une démarche intellectuelle mais purement instinctive.

L’uomo che rasenta
il proprio muro
non avrà occhi per l’alba.
L’homme qui rase
ce mur-là
n’aura pas d’yeux pour l’aube.

La photographe choisit un décor de rouille, de tôle marquée par le temps et les intempéries. C’est comme un coin d’abandon, pour s’appuyer, pour se rencogner, pour tenter de s’y fondre, de s’y inscrire. Il a des teintes de bois mort, des arabesques étonnantes de pierre, de lave éteinte, de sable dur, de vent et de pluie figée. Froid et chaud à la fois. Mais quel refuge est-ce là ? Pour quel temps de désolation ? C’est à la fois le caveau et le berceau dans lequel elle dépose les corps emmaillotés. Tous ces corps abandonnés et pourtant vibrants.

Wir schlafen, die wange am fluss,
an der unbeirrbarkeit des wassers
Nous dormons, la joue contre le fleuve,
près des eaux sans errance

Arbitrairement, les visages sont fermés comme pour ne laisser aucune place à la parole, aucune chance aux sens distraits. Le corps – bras, cou, torse, est serré dans ce linge blanc, ce linceul de guerre, souillé à force d’être réutilisé pour ne pas user ce que la mort gaspille. Les yeux sont obstinément, farouchement clos, et pourtant, malgré l’opacité, tout fait sens, le portrait est totalement sensible. D’une sensibilité exacerbée par l’uniformité du décor et par les postures encadrées d’acier, bras liés. Paradoxalement, chaque portrait est comme une mise à nu. Tout y parle, d’une voix puissante, du plus intime, du plus profond, de ce sommeil agité, douloureux, que nous connaissons si bien, … Paradoxalement, ce sommeil de peine, ce sommeil de mauvais rêves est aussi une veille, inquiète parfois, parfois sereine, qui s’abandonne à nous complètement, le temps de la prise de vues. Les yeux fermés éclairent soudain dans ces visages pudiques les sentiments les plus intimes.

Delphine Chenu nous livre des portraits comme on livre un butin: ce sont des tableaux antiques échappés au feu, des visages d’un autre temps, d’un âge sans âge. Dans la dureté d’un refuge illusoire, temporaire, dans un monde hostile.
Dans le silence assourdissant de leur pose, ces portraits hiératiques nous fixent de leur captive attention. Si leur regard nous est dissimulé, notre regard embrasse leur écoute secrète. Et nous savons, d’un savoir profond et juste, que ces portraits d’un autre temps sont aussi les portraits de notre temps. Le temps d’après le désastre, un temps sans vergogne et, cependant, le temps de la beauté, une beauté qui se manifeste ici avec une force tout à fait inquiétante.

Sei una luce cosi intensa
che sei diventata ombra.
Tu es une lumière si intense
que tu es devenue une ombre.

NB. Les textes en italien sont de Alda Merini (Conférence, n°26). Le texte en allemand, de Reiner Kunze (Cheyne)