L’allégresse

C’était là précisément le but que se proposait Nigromontan. Sa méthode ne visait point, comme celle des grandes écoles, à la recherche, mais à la trouvaille. Aussi se distinguait-il par cette sorte d’assurance qu’il avait que chacune de nos démarches, fût-elle apparemment la plus vaine, la plus dépourvue d’intention, est riche d’un fruit particulier, comme la noix de son contenu ; et il demandait qu’avant de s’endormir on ouvrît dans sa mémoire le jour comme un coquillage. De tels exercices étaient destinés à montrer que le monde aussi dans son ensemble est composé à la manière d’une image énigmatique, que ses mystères s’étalent librement à sa surface et qu’il n’est besoin que d’une minime adaptation de l’œil pour contempler dans leur plénitude ses trésors et ses miracles. Il citait volontiers la parole d’Hésiode, qui veut que les dieux cachent aux mortels les nourritures, la fécondité du monde étant telle que le travail d’une seule journée suffit pour assurer toute une année de récoltes. Il suffit aussi d’un instant de méditation pour découvrir la clé qui mène à des trésors où l’on pourrait puiser sa vie durant ; et, pour rendre ceci plus sensible, il évoquait les simples inventions dont plus tard chacun dit qu’un enfant les eût trouvées. Volontiers aussi il nous renvoyait à l’imagination : sa fécondité était un symbole de la fécondité du monde, mais les hommes vivaient comme des créatures mourant de soif au-dessus de sources d’une force inépuisable. Un jour il dit aussi que le monde nous était livré comme les vingt-quatre lettres, et qu’il dépendait de notre écriture qu’il crût et devînt image. Mais il fallait être pour cela vrai créateur, et non point scribe. (…)  Comme indices de l’apparition du moment privilégié, il désignait l’étonnement, puis l’allégresse.

Ernst JÜNGER, Le coeur aventureux, p. 141 ss. ‘Les images énigmatiques’, notamment p. 145-146

Destructions cosmiques

La terre serait-elle, pour finir, la seule habitée de toutes ces étoiles sans nombre ? Alors, un jour, au moment du partage de la succession, peut-être chacun de nous hériterait-il d’une de ces nébuleuses qui unissent en elles cinquante millions de soleils. Et pourquoi pas ? Après tout, elles ne sont que comme une tête d’épingle dans notre cerveau. Lorsqu’il pourrit dans la terre, il est semblable à des fermentations de paille humide, qui produit des voies lactées aux rubans verdâtres, des comètes arquées et des soleils tournoyants. Toutes ces choses sont des rêves de l’absolu, et les dimensions ne sont qu’illusoires. (…)

Ernst JÜNGER, Graffiti, p. 88

Approches

Comment la vie prépare à des choses qu’on ne réalisera jamais de toute la vie. C’est la chasse à l’impossible. Les organes s’y affinent, l’instrument s’y perfectionne d’une manière adaptée à des buts plus hauts. Les œuvres et les actes tombent de nous comme des pétales. Ils s’envolent avec le temps, pareils à des songes, mais ce qu’ils nous ont permis de saisir dans l’absolu devient alors visible dans le renflement du pistil.
La « vision » est semblable à un compas, à une équerre, que nous appliquons à la réalité et qui nous sert à la mesurer. A mesure que la vie s’écoule, la mesure devrait s’allonger, l’angle s’élargir. Lorsqu’il atteint cent quatre-vingt degrés, la droite, la station verticale est réalisée en esprit. En même temps, nous outrepassons l’angle qui peut encore permettre de mesurer les choses de la terre. En morale, aussi, les différences s’abolissent. La lumière et l’ombre deviennent jeux de la substance. Par quoi la vie terrestre serait accomplie, et gagné le point d’où l’on peut risquer le passage vers l’incommensurable.

Ernst JÜNGER, Graffiti, p. 131

Le point d’appui

« On dit que vous n’avez pas de points de vue ? »

« J’estime qu’un point d’appui a plus d’importance. »

« Et on vous reproche de ne pas indiquer de chemin à la jeunesse. »

« Ne me considérez pas comme un poteau indicateur, mais comme une carte de géographie. Ce qui complique ma tâche, et celle des autres. Mais cela nous mènera plus loin. Au reste, nous ne souffrons pas d’un manque, mais d’un excès de poteaux indicateurs. »

Ernst JÜNGER, Graffiti, p.144