Une autre histoire

Il y a des centaines de silences. Il faudrait énumérer patiemment le silence banal de l’étang, celui de la maison abandonnée, le silence de l’orage lointain, de l’usine lointaine, avec leurs éclairs à voix perdue, celui de la terreur des oiseaux quand la buse est tombée comme une pierre près des taillis. Le silence du pêcheur ahuri qui a laissé choir sa montre dans la rivière et qui a soudain la certitude que l’éternité est mêlée à son humble histoire. Irons-nous chercher enfin le silence le plus sauvage sur les quais déserts d’où filent des rails rouillés par les larmes du dernier voyageur qui ne savait pas que la station était désaffectée. Ou peut-être ce sera dans la neige qui a étouffé les réveille-matin du village et surélevé le monde, charmante pour les sabots et dévorant les mal chaussés. Et les pas des enfants qui deviendront, un jour, des ancêtres oubliés.

Enfin, pour en revenir au silence, il y aurait encore à chercher ici bas l’être le plus silencieux, non celui qui ne parle jamais, pas forcément la taupe ou le butor, mais peut-être quelque paysan perdu dans un village et dont un seul geste saurait décrire pour nos coeurs le ciel étoilé, l’espoir des prairies, la jeune fille aux épaules aussi simples que la terre. Mais c’est, comme on dit, une autre histoire.

André DHÔTEL

L’étonnante éternité

Philippe Jaccottet, dans une lettre adressée à André Dhôtel, le 31 octobre 1984, lui écrit ceci:

J’ai lu votre nouveau livre (Histoire d’un fonctionnaire) avec le même sentiment de bonheur et de connivence que tous les autres: je ne me lasse jamais de vos fables, vous le savez. Il y a page 243 un paragraphe sur la pluie et l’ « étonnante éternité » que je vais recopier pour l’avoir à portée de la main comme d’autres garderaient un rameau béni. (…)

Ce paragraphe étonnant, le voici: c’est la magie de l’écriture de Dhôtel, qui nous ouvre au monde…

Qu’y avait-il qui ne disparaissait pas, qui ne pouvait disparaître ? La présence de la pluie, bien sûr.  Quelle sorte de présence ? Une vague idée de l’éternité à cause de l’inlassable retombée et du bruit multiplié des feuilles sous l’averse, et dans les flaques d’eau ces sons de guitare extrêmement fragiles. Oui ce qui comptait, si éternité il y avait, c’était justement une étonnante fragilité. Ce qui comptait, c’était l’étonnement lui-même, non pas celui de Florent tout abruti, mais bien de la terre, de l’eau des feuilles, de l’aveugle brume partout répandue. Alors si le monde était réduit à l’étonnement, pourquoi n’y aurait-il pas l’étonnante éternité ?

André Dhôtel selon Bobin

Je pense que Dhôtel a toujours parlé de l’avenir: il n’a parlé que de ce qui s’entête à pousser sur les ruines. Il a su nommer les ronces, l’éclat d’une boîte de conserve ou d’un coquelicot, qui sont ce qui nous reste quand tout est défait parce qu’ils ont une lumière invincible. Dhôtel est encore un peu en avance, car on en est presque arrivé aux ruines. La bienfaisance de ses livres va grandir parce qu’on aura besoin alors de l’éclat consolateur de ces toutes petites choses.

Christian BOBIN, La lumière du monde, p. 71