La fracture

Nous vivons exactement sur la ligne de fracture entre le monde de la nature dont nous sommes chassés, ou dont nous nous excluons nous-mêmes, et cet autre monde qui est généré par nos cellules nerveuses. Et donc, il est clair que cette ligne de fracture traverse notre condition physique et psychique. Et c’est probablement à l’endroit où ces plaques tectoniques frottent l’une contre l’autre que résident les sources de douleur… Et je ne pense pas qu’il y ait une quelconque façon d’y échapper… D’ailleurs, en réalité, je n’ai pas très envie d’être tiré d’affaire.

W.G. SEBALD, D’après nature.

J’aime ce moment où Sebald passe du « nous » au « je »; il se passe quelque chose, un « événement » qui nous en apprend sur lui et sur nous-mêmes…

L’Homme sans postérité

L’Homme sans postérité (Der Hagestolz) est ce magnifique petit roman de Adalbert STIFTER (1805-1868), que recommande Sebald. Le personnage principal en est ce jeune homme dont la vie d’adulte va commencer par une visite à son oncle, un vieil homme reclus, vivant dans une île quasi inaccessible. Mais comme le titre l’indique, c’est cet homme sans postérité qui est central, dont la vie – prospère – se résume à une solitude effrayante, entièrement refermée sur son passé. La figure du vieil homme couvre de son ombre tout le récit.

Les dernières lignes du roman:

Toujours et toujours le soleil fera descendre sa lumière, toujours le ciel bleu sourira, de millénaire en millénaire, et la terre se revêtira de son ancienne verdure et les générations descendront leur longue chaîne jusqu’au dernier enfant: lui seul est exclu de tout cela, parce que son existence n’a formé nulle image, parce que ses bourgeons ne lui permettent pas de descendre le fil des temps. Même s’il a laissé après lui d’autres traces, celles-ci s’effaceront comme s’efface tout ce qui est terrestre, et quand enfin tout aura disparu dans l’océan des jours, les choses les plus grandes, les plus grandes allégresses, lui disparaîtra d’abord parce que tout en lui sombre déjà tandis qu’il respire, tandis qu’en lui persiste la vie.