Une écriture asociale

Je rêve d’une écriture analytique, là encore sans trop savoir ce que j’entends au juste par là. Peut-être d’une écriture qui serait asociale – comme le rêve, comme l’analyse, comme la lecture, comme l’amour qui est aussi « vie secrète » – et trouverait dans les ressources du langage le pouvoir d’atteindre tout un chacun en ce qu’il a de plus intime et de plus étranger (heimlich, unheimlich) . A moins qu’il ne nous faille souscrire à cette formule, superbe et déroutante, de Pascal Quignard: « L’invention de l’écriture est la mise au silence du langage. »

J.B. PONTALIS, Traversée des ombres, p. 80

 

Une autre histoire

Il y a des centaines de silences. Il faudrait énumérer patiemment le silence banal de l’étang, celui de la maison abandonnée, le silence de l’orage lointain, de l’usine lointaine, avec leurs éclairs à voix perdue, celui de la terreur des oiseaux quand la buse est tombée comme une pierre près des taillis. Le silence du pêcheur ahuri qui a laissé choir sa montre dans la rivière et qui a soudain la certitude que l’éternité est mêlée à son humble histoire. Irons-nous chercher enfin le silence le plus sauvage sur les quais déserts d’où filent des rails rouillés par les larmes du dernier voyageur qui ne savait pas que la station était désaffectée. Ou peut-être ce sera dans la neige qui a étouffé les réveille-matin du village et surélevé le monde, charmante pour les sabots et dévorant les mal chaussés. Et les pas des enfants qui deviendront, un jour, des ancêtres oubliés.

Enfin, pour en revenir au silence, il y aurait encore à chercher ici bas l’être le plus silencieux, non celui qui ne parle jamais, pas forcément la taupe ou le butor, mais peut-être quelque paysan perdu dans un village et dont un seul geste saurait décrire pour nos coeurs le ciel étoilé, l’espoir des prairies, la jeune fille aux épaules aussi simples que la terre. Mais c’est, comme on dit, une autre histoire.

André DHÔTEL

La cloche fêlée

Je crois n’avoir jamais connu que des poètes fêlés. Qu’ils soient bons ou mauvais est une autre affaire, mais ce lien entre écriture et fêlure, oui. Et une fêlure d’être, profonde, pas l’égratignure sociale ou l’écorchure de vanité. Pas non plus des êtres cassés, sinon l’écriture cesserait. Des bancals, des boiteux d’être. Et chez les vrais lecteurs, de même, car il faut pouvoir l’entendre,  ce son de cloche fêlée ou d’enfant qui pleure presque en silence.

Antoine EMAZ, Cambouis, p. 171

Et Emaz sait sans doute de quoi il parle, lui-même poète. Son journal recense le travail quotidien sur son établi, dans son atelier d’écrivain.

Le son que personne d’autre n’entend

Dans les livres on lit que parfois, et à certaines périodes de l’année, par des mouvements spontanés, les étoiles, en s’approchant du soleil, dilatent leurs ceintures lumineuses. Aussi arrive-t-il qu’occupant un espace inhabituel et plus vaste, certaines d’entre elles se touchent et que le monde en résonne. Comme la clarine d’un troupeau qui marche et marche dans la nuit, jusqu’au fleuve; et à la naissance de l’aube, le son, en s’éloignant, se fait de plus en plus reculé, de plus en plus d’outre-tombe, et devient un son au-dedans de nous que personne d’autre n’entend.

Domenico REA, La fille de Casimiro Clarus