Visions lunaires

Visions lunaires du désert sous la grande aile. Une lune qu’éclairerait un soleil matinal. La terre est ridée, vide, lourde, lourdement innocente, unie. Dès que vient l’eau vient l’homme, le morcellement, le patchwork universel des campagnes. Couleur verte et ocre du partage. Une route file droit dans le damier. Vu d’en haut, l’homme est discret, sympathique: un humble jardinier, une grosse et industrieuse musaraigne qui a fait des trous, des murets, des dessins.

Jean-Christophe Bailly, Phèdre en Inde, p. 72

Je me souviens précisément d’une image semblable, captée – sur le même trajet, à travers le hublot de l’avion qui me ramenait de Katmandou: en survolant l’Asie centrale, au petit matin, les plissages de montagnes désertiques de ce qui devait être l’Iran ou l’Est de la Turquie, pays inconnus pour moi, paysages où je n’avais aucun repère qui, de plus, vus depuis la plus haute altitude, étalaient, sur des centaines de kilomètres, le réseau de leurs vallées asséchées, les nervures de feuilles sèches de leurs plateaux. Je n’aurais rien tiré d’une photographie: l’exiguïté du hublot, la fugacité du point de vue, m’en dissuadaient. Mais j’en garde l’image étonnante.

Le Journal de Georges Séféris

Je me replonge dans la deuxième partie (publiée la première) du Journal (1945-1951). Je suis frappé, tout au long de ces pages, par l’amertume du poète dans ce monde de l’après-guerre: l’écrivain n’y a pas sa place, elle ne lui est pas reconnue. Séféris écrit (1er mars 1950): La terrible guerre que fait le monde entier pour que le poète n’existe pas. Tout est dit, sa terrible frustration face à l’incompréhension, l’inculture, le conformisme de ce pays – la Grèce – bousculé par la guerre et les luttes fratricides.

Le Journal fait aussi une large part à son séjour en Turquie – lui qui est un homme de la Méditerranée, il ne supporte pas Ankara, physiquement. Il ira jusqu’à Smyrne, à Scala, à Ephèse, pour revoir les lieux de son enfance, dans un voyage mémoriel halluciné. Il y a là quelques pages étranges, peuplées de souvenirs et de fantômes, qui font du Journal comme le récit d’un rêve.

Séféris lance aussi, au long des pages, comme des sortes de haïkus.

Je note le miracle de ces quelques mots (30 octobre 1950):

Pourtant se plient
sous le pas de Dieu
les cyclamens.