L’état du réel

Ce conglomérat d’objets et de circonstances que nous avons coutume d’appeler « le réel », et qui conditionne aussi bien nos pensées que nos comportements, ce réel donc, n’est ni stable ni immuable. Cette précarité détermine et conditionne le phénomène poétique dans son principe même.

Il n’est pas nécessaire de rêver, d’être ailleurs, ni même de s’abîmer dans les gouffres de la métaphysique, pour se trouver soudain au coeur du flux des sentiments, des sensations, des souvenirs et des désirs qui irrigue toute parole poétique. L’imperceptible transformation qui modifie, de seconde en seconde, l’état du réel y suffit largement.

Gil JOUANARD, L’eau qui dort, p. 9

La Rivière

Depuis plusieurs années, je passe une partie de l’été dans un tout petit village, aux confins du Tarn et de l’Aveyron, accroché aux coteaux abrupts qui dominent la vallée du Viaur et celle du Lézert. Cet été, je reprends la lecture de La nouvelle chronique fabuleuse (André Dhôtel) et je tombe sur un passage1 dans lequel je reconnais immédiatement cet endroit magique. C’est comme si j’étais entré par effraction dans le récit. Il y a de ces coïncidences, de ces échos étonnants dont notre vie est pleine.

   Il existe des lieux où tous les mots deviennent plus humbles que ceux pour demander un petit pain chez le boulanger,  peut-être à cause du silence exceptionnel qui règne alentour et reprend à lui aussitôt nos plus éloquents bavardages. Nous avons su tout de suite, Martinien, en arrivant à l’extrémité de ce hameau, que nous nous trouvions dans un tel lieu, et nous nous sommes arrêtés pour regarder les choses.

La route tournait à angle droit devant une haie. Vers la gauche c’étaient des prairies et des bois. A droite une maisonnette dont le pignon touchait la haie. Pas loin de la maisonnette un sentier suivait un mur bas pour se perdre dans le vide d’une vallée et d’un ciel. Ce petit ensemble, on avait l’assurance de plus en plus vive qu’il n’était pas situé. Comme s’il s’était détaché de toute la contrée. Peut-être cela était dû au déséquilibre entre les prés bien établis sur le plateau et l’espace incertain de la vallée et du ciel de l’autre côté. Mais je crois plutôt qu’à des moments il y a une rupture qui rejette à leur solitude certains fragments du monde, comme s’ils étaient devenus inutiles ou superflus.

L’indicible

J’entends par « indicible » le bleu du ciel cet après-midi, par exemple : c’est une expérience assez simple, celle d’un brusque manque de langue au moment où vous avez le plus envie de parler. (…) Je n’aurai pas capté ce bleu : ce sera pour un autre jour. Il ne s’agit pas d’inspiration, seulement d’être momentanément conducteur, pour laisser passer à travers soi et le réel et la langue. Peut-être fallait-il une situation légèrement différente, avec un peu plus de poids du réel, et une moindre surveillance de langue… Un début de fatigue, ou d’ivresse ? Étranges moments où l’on sait qu’un poème aurait pu s’écrire en déplaçant un peu les réglages intérieurs. Mais on ne sait ni quels réglages ni comment déplacer…

Antoine EMAZ, Cambouis

A de très nombreuses reprises, dans ses romans, André Dhôtel semble faire le même constat : Continuer la lecture de « L’indicible »

Le roman de Dhôtel

Il y aurait tant à dire sur l’art très particulier de André Dhôtel. Je note déjà ceci, très vite [dans l’émission Une vie, une oeuvre, F.Culture, 2/01/2011]:

Il s’agit d’écrire et de raconter en ignorant toute ordonnance pour tâcher de saisir tout au moins des aperçus, rien que des aperçus.

(Dhôtel ajoute: ces minces ouvertures lumineuses qui étaient, chez Rimbaud, des visions éclatantes.)

Attendre des fissures par lesquelles le sens se manifeste.

Ou encore ceci :

Ecrire, pour trouver je ne sais quelle réponse à je ne sais quelle question.

Etc. A suivre …