L’infinie solitude de l’oeuvre d’art

Ce qui, au premier coup d’œil, distingue l’œuvre véritable, c’est, comme l’écrivait Rilke, son infinie solitude — l’attrait énigmatique d’une unicité qui offre paradoxalement la multitude de ses adéquations sensibles à ceux qui en les regardant font la moitié des tableaux (Paul Klee) et souvent plus, à l’instar de ce nostalgique empereur de l’ancienne Chine, se plaignant auprès de leur auteur Li Ssu-hsür du bruit que faisaient les cascades qu’il avait peintes et qui l’empêchait de dormir.

Paul VIRILIO, Ce qui arrive, p.70

La vigilance du corps

L’œuvre d’art n’est pas académique, elle n’obéit à aucun dessein préconçu et n’exprime que la vénération extrême de la réceptivité ou, plus trivialement, de la vigilance extrême du corps vivant qui voit, écoute, devine, bouge, respire, chante. Les émotions de la vie ne sont au fond que des pas, confiait la grande danseuse Sylvie Guillem, je considère mon corps comme un instrument de découverte… Il faut parvenir, à chaque fois, à s’étonner, à se découvrir.

Paul VIRILIO, Ce qui arrive, p. 71

La lecture réparatrice

Je note, dans un entretien accordé par Steiner, intitulé L’Art de la critique, et consacré à son expérience d’enseignant:

J’aimerais qu’on se souvienne de moi comme d’un bon maître de lecture, par quoi j’entends une lecture réparatrice en un sens profondément moral: la lecture devrait nous attacher à une vision, engager notre humanité, nous rendre moins capables de passer notre chemin. (…) Est-il une forme d’éducation, d’apprentissage de la poésie, de la musique, de l’art et de la philosophie qui rendrait un être humain incapable de se raser le matin (…) parce que la glace lui renvoie quelque chose d’inhumain ou d’infra-humain?

G.STEINER, Les Logocrates, p. 124

Lectures essentielles

Je suis un grand admirateur de Nicolas Bouvier, en tout premier lieu pour L’usage du monde, dont je parle par ailleurs. Dans les entretiens réalisés en 1992, sur sept thèmes centraux dans son œuvre, il parle des écrivains qu’il admire. Il s’en explique d’une façon très éclairante.

Les écrivains qu’il admire sont

des gens qui vous donnent du courage. Ils ne vous donnent pas un style (…) Ils vous donnent le courage de vous mettre au travail pour essayer de redonner plus loin un peu du plaisir qu’ils vous ont donné. Tous les livres importants vous aident à régler votre mort. Et beaucoup de livres vous aident à vivre quand vous n’en avez plus le courage. Il y a des lectures qui vous permettent de relativiser des problèmes que vous avez énormément gonflés par insuffisance mentale. Et puis il y a des lectures qui vous bouleversent complètement et qui vous donnent le sentiment que votre vie entière est une sorte d’imposture.

Nicolas BOUVIER, Le Hibou et la Baleine, un film de Patricia Plattner, 1993