Ce que je fais m’apprend ce que je cherche

Je relis et extrais des notes du Journal IV de Charles Juliet. Je suis frappé de la coïncidence lorsqu’il cite Soulages: Ce que je fais m’apprend ce que je cherche.

Il ajoute: Impossible de dire plus brièvement ni avec des mots plus simples que peindre – écrire – c’est aller au devant de ce qui cherche à venir au jour, et à travers cela, au devant de la découverte de soi. C’est aussi dire dans le même temps que l’oeuvre ne peut en aucun cas procéder d’une idée qui lui préexisterait. Elle doit s’élaborer au fur et à mesure qu’elle prend forme.

Dans un article précédent [La découverte progressive de l’inattendu], je notais combien le chemin était plus important que le but, combien la découverte dépassait l’idée préconçue. La formule de Soulages trouve à s’illustrer dans toute forme de création. Juliet le notait pour l’écriture, elle m’apparaît tout aussi évidente pour la musique.

Découvrir le monde: l’éveil

Les enfants de dix ans se réveillent et s’aperçoivent qu’ils sont ici-bas, ils découvrent qu’ils y sont depuis un certain temps ; est-ce triste ? Ils se réveillent comme des somnambules en marche ; ils se réveillent comme des gens qu’on a ranimés après une crise cardiaque ou qu’on a sauvés de la noyade, in media res, entourés de personnes et d’objets familiers, capables de faire mille choses. Ils connaissent leur quartier, ils savent lire et écrire, ils maîtrisent quelques bons vieux mystères et pourtant, ils ont l’impression qu’ils viennent juste de débarquer, de converger avec leur propre corps, de sortir d’une transe, de s’insérer dans une vie étrangement familière qui est en branle depuis longtemps.Comme tous les enfants, je me réveillai par bribes, par morceaux, au fil des années. Je me découvris moi-même et je découvris le monde, puis j’oubliai pour redécouvrir à nouveau. Je me réveillai de temps à autre, jusqu’au jour de septembre où mon père descendit le fleuve et où les périodes d’éveil se firent plus longues, où je fus plus souvent éveillée qu’endormie. Je remarquai la progression de l’éveil et prévis avec une logique terrifiante qu’un jour relativement proche, je serais continuellement éveillée, que je ne me rendormirais jamais et ne serais jamais plus libérée de moi-même.

Annie DILLARD, Une enfance américaine, pp. 24-25

La découverte progressive de l’inattendu

A la fin du travail que j’ai mené avec l’ensemble vocal Koriolis (Gand), au printemps 2013, une des choristes me disait combien elle avait été gênée par le fait que je ne leur avais pas donné, dès le début de notre travail  – au contraire de leur chef permanent – d’indications précises sur le résultat final à obtenir.

C’est vrai, je ne commence jamais le travail avec des directives précises. Je cherche avec les chanteurs et nous construisons donc ensemble, progressivement, le résultat musical. Les indications que je leur donne sont comme des guides, des balises, pour inscrire une trace, au plus juste. Elles ne forment jamais la représentation d’un résultat attendu (lequel d’ailleurs ? le mien a priori ?), ni l’indication formatée d’une idée préconçue que j’aurais de ce résultat. Je suis bien plutôt attentif à l’exigence d’expressivité, à la liberté du souffle, au mouvement… Le chemin plutôt que le but, les jalons plutôt que la destination qui, elle, reste à découvrir, derrière la crête, au-delà de la porte qui s’ouvre sur un pays nouveau, inconnu, inaperçu encore.

Je suis intimement convaincu que cette élaboration partagée est infiniment plus riche, née de la pratique, donc d’une découverte progressive de l’inattendu. Continuer la lecture de « La découverte progressive de l’inattendu »

Tissage de la mémoire

Je croyais et je crois encore, après tout ce que nous avons vu et fait, que si vous vous projetez dans la masse des choses, si vous cherchez des choses, si vous cherchez, vous ferez par l’acte même de chercher, se produire quelque chose qui, sinon, n’aurait pas eu lieu, vous trouverez quelque chose, même quelque chose de petit, quelque chose de plus que si vous n’aviez rien cherché pour commencer, que si vous n’aviez pas osé poser la moindre question à votre grand-père. (…) Il n’y a pas de miracles, il n’y a pas de coïncidences magiques. Il n’y a que la recherche et, finalement, la découverte de ce qui a toujours été là.

Daniel MENDELSOHN, Les disparus, p. 610

Ce tissage de la mémoire m’est précieux depuis très longtemps. Je le dédie à mon père, René-Louis Pirson: il y a consacré la meilleure part de sa vie.