Tissage de la mémoire

Je croyais et je crois encore, après tout ce que nous avons vu et fait, que si vous vous projetez dans la masse des choses, si vous cherchez des choses, si vous cherchez, vous ferez par l’acte même de chercher, se produire quelque chose qui, sinon, n’aurait pas eu lieu, vous trouverez quelque chose, même quelque chose de petit, quelque chose de plus que si vous n’aviez rien cherché pour commencer, que si vous n’aviez pas osé poser la moindre question à votre grand-père. (…) Il n’y a pas de miracles, il n’y a pas de coïncidences magiques. Il n’y a que la recherche et, finalement, la découverte de ce qui a toujours été là.

Daniel MENDELSOHN, Les disparus, p. 610

Ce tissage de la mémoire m’est précieux depuis très longtemps. Je le dédie à mon père, René-Louis Pirson: il y a consacré la meilleure part de sa vie.

Un terrain vague

Et ici le réel – les gens, donnés comme une masse, milliers de mémoires actives se croisant, autrefois dans les fumerolles, aujourd’hui sous le cliquetis des tableaux d’affichage automatiques, tressant de phrases effilochées, condamnées au désordre par la violence impressionniste du lieu. (…) Partout et toujours la gare est comme un terrain vague où n’importe quelle bouture humaine peut prendre et où flotte, mais comme impuissante, une vague rumeur solidaire.

Jean-Christophe BAILLY, Le propre du langage, p. 90

Un nombre illimité de vies

Mais notre imperceptible passage sur la terre, dont il ne reste que des fragments insignifiants, il me semble parfois, mais seulement parfois, qu’avec notre faculté d’imaginer les milliards d’existences depuis la préhistoire jusqu’à aujourd’hui et au-delà, nous en vivons en fait un nombre illimité, de vies. Jusqu’à nous projeter comme des astronautes dans l’éternité.

Rosetta LOY, La première main, p. 185

Cette phrase qui clôt le récit autobiographique de R.Loy m’évoque une référence dont j’ai le souvenir, imprécis, et que j’ai perdue. Un autre extrait donc, ailleurs, sur les vies rêvées, toutes les vies possibles, ces innombrables potentialités qui se sont ouvertes à chaque étape de notre vie, ces voies que nous aurions pu suivre et que nous n’avons pas suivies et dont l’abandon, plutôt que le choix, a forgé petit à petit ce qui est aujourd’hui notre destin. Nous vivons notre vie à défaut de toutes les autres, qui pourtant nous sont rendues, par l’écriture, dans la fiction. Sans doute est-ce là le moteur le plus sûr de notre passion de lire et d’écrire.